A la recherche du paradigme perdu
Raoul Audouin naquit à Rouen le 21 novembre 1907. Il a quitté ce monde le 6 avril 2005. Rappeler ces deux dates, c’est d’emblée associer la vie de Raoul Audouin aux grands ébranlements de la pensée libérale qui ont marqué le siècle. Beaucoup l’ont dit, le XXe siècle commence tard, en 1914, et finit tôt, avec la libération de l’Europe de l’Est à partir de 1989. Par là même, on peut dire que Raoul Audouin est un homme du XIXe siècle, qu’il a vécu l’époque de la grande parade des totalitarismes et la consommation de leur défaite, avant de voir se renouer un fil, bien ténu, avec le paradigme intellectuel au milieu duquel il naquit et pour la défense duquel, toujours, il se battit.
La longue crise de la pensée libérale - pour paraphraser le titre de l’étude que Paul Hazard[1] consacra à l’évolution de la pensée de Bossuet à Voltaire - par leurs écrits et leurs réflexions, beaucoup auront contribué à la provoquer, d’autres la justifieront inlassablement, tandis que quelques-uns tenteront d’y résister par ce que Mises appelait « l’action », c’est-à-dire… ee fait d’intégrer un héritage de pensées éprouvées pour le transmuer et dévoiler les sophismes à l’œuvre[2]. Raoul Audouin sera de ceux-là. A l’aune des événements qu’il traversa et du main stream intellectuel qui les accompagnèrent, il y fallut cette constance qui fut la trame de sa vie.
Au-delà des destins personnels, et par delà les événements contingents et un désastre diplomatique exceptionnel, le basculement d’août 1914 vient sanctionner une évolution : depuis le tournant du siècle, la Grande-Bretagne, qui se croit menacée, est en train d’abandonner le système libéral sur lequel elle a bâti sa puissance tandis que l’économie allemande, bien loin de vouloir instaurer une zone économique contrôlée sur l’Europe centrale, souhaite en finir avec les multiples entraves que les autres Etats mettent à sa volonté d’exporter[3]. Les conséquences ne tardent pas. Dès les premiers jours, le coût du conflit impose le cours monétaire forcé. Plus de cent ans de stabilité – près de deux cents ans, si l’on veut bien considérer que le franc germinal était calqué sur la livre tournois de Louis XV - prennent fin d’un trait de plume au profit de l’ère de l’inflation, qui ne s’achèvera que sept décennies plus tard. Ce n’est pas le seul apport du conflit, véritable matrice des erreurs économiques du XXe siècle. L’économie de guerre permet d’instaurer les grands rationnements publics aussi bien que les premières mesures de planification économique. Elle voit émerger un nouveau type de dirigeant, le « technocrate »[4]. Tout le système de gouvernement économique et social dont Raoul Audouin n’aura de cesse de critiquer les présupposés idéologiques est en train de se mettre en place.
En 1914, il est certain que Raoul Audouin est beaucoup trop jeune pour prendre la mesure de la rupture matricielle que constitue la déclaration de la guerre lorsque celle-ci survient. Pour l’heure, elle n’a fait que bousculer la carrière de chanteur wagnérien que mène son père et installer sa mère, elle-même cantatrice, dans le rôle plus modeste de répétitrice de chant. Raoul Audouin est un enfant de la balle. S’il s’appelle « Raoul », il le doit à la rencontre de ses parents sur une scène à Cannes, où ils font partie de la distribution des Huguenots, l’opéra de Meyerbeer dont la gloire immense au XIXe siècle est inversement proportionnelle à l’oubli d’aujourd’hui. Le héros des Huguenots se nomme Raoul de Nangis. Il meurt au 5e acte, lors de la nuit de la Saint Barthélémy, en criant « huguenot », ce qui prédestinait Raoul Audouin à une longue fidélité auprès de l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Avec la guerre, les parents se sont repliés aux Aubrais, près d’Orléans, sur cette terre que, une génération auparavant, Charles Péguy aura magnifiée.
Toujours du côté de la micro-histoire, la guerre va décider aussi du destin de celui qui deviendra, vingt ans plus tard, le maître intellectuel et l’employeur de Raoul Audouin : Pierre Lhoste Lachaume. De sept ans plus âgé, fils unique d’une veuve, il a rejoint les armées en 1917. Secrétaire d’un colonel, il se fait remarquer pour ses qualités intellectuelles. Celui-ci le recommandera aux dirigeants du groupe lainier Prouvost. A l’époque une puissance considérable.
En 1950 Pierre Lhoste-Lachaume fera paraître le premier tome de Réhabilitation du libéralisme[5], sous-titré « exposé de l’évolution économico-politique depuis un siècle ». Une évolution qui a mis à mal toutes les certitudes libérales. Toujours dans Réhabilitation du libéralisme, Pierre Lhoste Lachaume montre bien que, à l’issue de la guerre des solutions libérales étaient parfaitement possibles pour retrouver les voies de la prospérité, mais elles ne furent pas même envisagées. La guerre avait fait basculer le paradigme du monde. Il l’évoquera, en 1962, en reliant ce phénomène à sa propre vie, au fil de laquelle, jusqu’à sa mort en 1973, nous pouvons relier celle de Raoul Audouin : « Personnellement, écrira-t-il, j'ai vécu l'histoire économico-politique française depuis 1922, quand aux côtés de M. Eugène Mathon, président-fondateur du Comité Central de la Laine, nous avons pendant trois ans mis sur pied et adapté aux problèmes suscités par la Première Guerre Mondiale ce Groupement général de l'Industrie et du Commerce Lainiers Français, qui reste un prototype de l'organisation professionnelle librement consentie - aussi éloignée du dirigisme professionnel que de l'indiscipline anarchique, selon le mot de son Directeur. »[6]
D’où son entrée dans l’action comme animateur d’une société de pensée. En 1935, avec l’appui des milieux lainiers, il fonde sa propre structure productrice d’idées généralistes. Trois ans plus tard, il s’adjoindra les services de Raoul Audouin. L’alliance durera trente-cinq ans. Toujours de Pierre Lhoste Lachaume : « A partir de la fondation en 1935, du Groupement de Défense des Libertés économiques - qui fit échec au projet de loi Flandin-Marchandeau d'instaurer des Ententes Professionnelles Obligatoires - je n'ai jamais cessé de combattre les tentatives répétées tant des corporatistes que des monopoleurs pour amputer la liberté économique, condition de toutes les autres (...) Les vrais libéraux sont convaincus que c'est à chacun de décider comment il lui convient d'équilibrer sa production et sa consommation propres, sous le seul arbitrage du Marché, mais avec la sauvegarde d'une monnaie réelle et d'un Etat limité à son rôle normal de défenseur de l'ordre public et de l'intérêt national. » [7]
Il y avait loin de la coupe aux lèvres. La crise de l’endettement international, surchargée de la question des réparations, n’était pas encore réglée quand la crise boursière américaine de 1929 entraînera sa cascade d’effets en chaîne sur le monde. Rapidement les échanges mondiaux se réduisent à rien au nom d’un oxymore qui fait florès, le développement économique autarcique. Alors que chaque jour et partout des législations contraignantes et malthusiennes sont adoptées, de toute part les libertés économiques sont dénoncées comme la cause de tous les maux. Les totalitarismes font la loi aussi bien au point de vue politique qu’économique. Ils déclenchent une nouvelle guerre, « leur » guerre, qui laisse l’Europe en ruine.
Dans cet univers aux idées politiques et économiques bouleversées, ce qui frappe tient à la faiblesse de la riposte libérale. « Le Pape Pie XI – qui vient de s’entendre avec Mussolini pour mettre fin au conflit entre le Vatican et l’Etat italien par le traité du Latran de 1929 – voit dans la crise de 29 la conséquence du désordre libéral et de la subversion socialiste. Or l’élaboration des institutions corporatives lui paraît promettre un ordre économique conforme aux conseils de Rerum Novarum ; aussi, pour le quarantième anniversaire de cette encyclique, Pie XI publie en 1931 de Quadragesimo Anno, où il approuve les mesures prises pour reconstituer les corps professionnels tout en évitant une intrusion de l’Etat. »[8] C’est en 1931 aussi, qu’en toute fidélité aux idéaux saint-simoniens de l’école, est fondé un groupe de travail de polytechniciens, dénommé X-Crise[9] qui va multiplier les conférences et les travaux dans une optique très favorable à l’économie dirigée. A quelques exceptions près comme, en 1934, ce jour où, complètement isolé, Jacques Rueff choisira d’intituler son exposé « pourquoi, malgré tout, je reste libéral », ce qui résonnera à la fois comme une provocation et un chant du cygne. Il paraît fermer la marche et pourtant, une esquisse de renaissance est lancée. Et l’un des travaux dont Raoul Audouin évoquera le souvenir avec le plus de plaisir sera le digest de l’Ordre social de Jacques Rueff que les Editions Sedif publièrent en 1946 sous le titre Monnaie saine ou Etat totalitaire.
En 1936 Pierre Lhoste Lachaume publie Réalisme et sérénité, sous-titré, synthèse pratique de pensée et d’action[10]. Deux traits du livre sont marquants par rapport aux orientations futures de Raoul Audouin. Parmi les ingrédients de la défaite de la pensée libérale, Pierre Lhoste Lachaume intègre pleinement les erreurs répandues par les chrétiens qui confondent « l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, l’ordre moral et l’ordre social, enfin les préceptes et les conseils évangéliques. (…) Si rien [notamment] dans la doctrine chrétienne ne s’oppose à la mise en commun des biens, c’est précisément parce qu’elle ne dénie à personne le droit de posséder librement, et par conséquent de faire à son gré l’usage de son avoir, hors le mal. Ainsi le religieux ne dit pas, comme le communiste : « ce qui est à toi est à moi », mais : « ce qui est à moi est à toi » ; c’est tout le fossé entre les deux doctrines »[11]. La volonté de réconcilier le libéralisme économique et le christianisme, au sein de la réhabilitation du libéralisme, sera la marque distinctive que s’assigneront Pierre Lhoste Lachaume et Raoul Audouin.
Le second trait doit se lire en creux. Pierre Lhoste Lachaume ne fait référence à aucun auteur anglo-saxon. Pourtant les années 1936 constituent l’époque où Mises et Hayek commencent à obtenir certaines formes de reconnaissance pour leurs publications. Il y a à ces manquements deux raisons : Pierre Lhoste Lachaume ne parle pas un traître mot d’anglais, et les auteurs en question ne sont pas encore traduits. C’est ici que Raoul Audouin, avec sa modestie traditionnelle, s’émerveillera de leur « complémentarité ».
Cette germination anglo-saxonne, annonciatrice que la pensée libérale ne se rendrait pas sans combattre, les Français pouvaient l’apercevoir à quelques signes, mais il fallait y être très attentif : André Maurois, dans sa préface à la traduction française de La Cité libre, relève que ce « livre de Walter Lippman, avec celui de Louis Rougier sur Les Mystiques économiques, avec celui du professeur viennois Ludwig von Mises sur le Socialisme, nous assistons, en ces trois pays différents, à une renaissance intellectuelle du libéralisme »[12]. Et Walter Lippmann, le célèbre journaliste du New York Herald Tribune, donne son nom à un colloque parisien organisé par Louis Rougier en 1938[13], dont il publie les actes à la librairie de Médicis, qui prendra plus tard le nom de son animatrice et deviendra les éditions Marie-Thérèse Génin, éditeur avant et après guerre de Lionel Robbins, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek et tant d’autres. Le colloque Lippmann débouchera sur la création du Centre International d’Etudes pour la Rénovation du Libéralisme, à la vie tout éphémère (rappelons que nous sommes à la veille de la Seconde guerre mondiale) mais à la postérité prometteuse, puisque ce sera l’embryon de la Société du Mont Pèlerin, fondée en 1947, à laquelle Pierre Lhoste-Lachaume participera en 1948 lors de sa deuxième rencontre, accompagné de son indispensable traducteur. Raoul Audouin en deviendra rapidement membre à part entière, parrainé par Pierre Lhoste-Lachaume et Jean-Pierre Hamilius.
Cependant, si la défense du libéralisme unit de grands intellectuels comme Louis Rougier avec Pierre Lhoste-Lachaume et Raoul Audouin, le catholicisme et, plus généralement, la question religieuse les sépare. Mises et Hayek sont agnostiques et, pour eux, la question religieuse n’en est pas une. Dans sa catégorie, Louis Rougier est même un militant. C’est peu de dire qu’il est extrêmement réservé vis-à-vis des fondements même du christianisme, comme en témoigne l’un de ses premiers livres, consacré à Celse contre les Chrétiens, tandis que Pierre Lhoste-Lachaume et Raoul Audouin veulent envisager les deux cités comme indissociables, on l’a vu, comme la nature et la grâce, la justice et la charité, la prospérité et la sainteté.
C’est ce dont témoigne, de façon discrète mais bien réelle, le nom de la maison d’édition qu’ils fondent en 1939, la SEDIF (Société d’Etude et de Diffusion de l’Idée Française). La guerre met rapidement un terme à son existence et c’est à l’aide d’un duplicateur personnel, en 1943, que Pierre Lhoste-Lachaume propose sa synthèse Du libéralisme à l’étatisme. Le mot « samizdat » n’a pas été importé en France mais la chose existe. En ira-t-il vraiment de façon différente après la guerre ? La liberté d’expression est revenue mais plus que jamais l’école libérale est isolée sur le plan des idées. C’est peu de dire que tout est à reprendre.
Car, singulièrement en France, les bases intellectuelles de la reconstruction sont médiocres. Depuis les années trente, la pensée libérale a déposé son bilan. Elle a laissé la place à ceux qu’on nommera les « non-conformistes des années trente »[14], dont la pensée économique, quand il y en a une, oscille entre le planisme, pour ceux qui se croient modernes, le corporatisme pour les archéos, et le protectionnisme pour tout le monde. Au carrefour de toutes les erreurs économiques, Vichy recueille pieusement ces recettes et trace ainsi le cahier de brouillon de l’économie de l’après-guerre qui consacre la victoire des partisans de la planification. C’est qu’on retrouve les mêmes hommes des deux côtés de la barrière : à Vichy, René Belin, ministre du travail, était, avant guerre, secrétaire de la CGT ; à Londres, Christian Pineau, avait été secrétaire personnel de Léon Jouhaux, son Président. Et ils avaient tous deux reçu l’empreinte de la Commission du Plan de la CGT et des conférences planistes internationales animées par Henri De Man.[15]
Quinze ans de maturation vont porter leurs fruits. Des pans entiers de l’économie sont nationalisés, les ordonnances sur le contrôle des prix, jadis justifiées au nom de la guerre, vont être maintenues (elles le seront jusqu’en 1986 !) à titre conservatoire, la planification « à la française », autre héritage de Vichy, devient un dogme, les C.O. (Comités d’Organisation) de René Belin deviennent la norme entrepreneuriale, avec les comités d’entreprise à l’intérieur et les innombrables structures de négociation, toutes plus « représentatives » les unes que les autres pour coiffer le tout. Le corporatisme n’a plus guère besoin de s’afficher, il est partout.
En 1947, Pierre Lhoste-Lachaume, toujours avec le soutien de Raoul Audouin, fonde « Le point de rencontre libéral et spiritualiste », avec un sous-titre que l’on n’oserait plus aujourd’hui : Groupement d'Etude et de Propagande Economiques et Sociales[16]. En 1994, Raoul Audouin s’expliquera une fois encore sur le choix de cette appellation et, en particulier celui du mot « spiritualiste » : « Elle fut adoptée il y a cinquante ans par Pierre Lhoste Lachaume, écrira-t-il, pour distinguer les positions de son noyau d'amis, d'avec le "matérialisme" anticlérical du libéralisme d'avant 1914. Car sa grande vocation civique était de ramener à l'économie de marché et au libre-échange l'importante fraction de la bourgeoisie catholique française séduite par le corporatisme. Mais il n'était pas possible alors, en France, de parler d'un libéral-christianisme, tandis que les "chrétiens sociaux" tenaient le haut du pavé en Allemagne ou en Belgique, et la "Démocratie chrétienne" en Italie. »
Au lendemain de la Seconde guerre, se revendiquer « libéral » et « spiritualiste » représentait une double gageure. Depuis longtemps le libéralisme avait été discrédité par ce que Hayek nommera « la légende noire » du capitalisme, une histoire sans cesse réécrite où les progrès économiques et par conséquent sociaux du XIXe connaîtront le prodige d’être toujours présentés comme une ère d’appauvrissement. Quant à un catholique, quelle que soit sa tendance sur l’échiquier politique, il est peu de mots qui lui paraisse plus méphitique que « libéral ». Comme doctrine économique et sociale le libéralisme lui paraît s’opposer en tout point à l’harmonie qu’il souhaite voir venir : il l’associe à l’individualisme issu de la Révolution française. Comme vecteur de critique interne à l’Eglise, « le libéralisme catholique »[17], qui a bel et bien existé, et fortement, au XIXe siècle, est d’abord d’un point de vue théologique comme un grand démolisseur de dogmes avant d’être, comme doctrine politique, le fourrier du socialisme. Pourtant les catholiques auraient pu comprendre, face au communisme, l’importance de la liberté et de la responsabilité : c’est elle, aux côtés de la propriété, qui assurent la pacification des appétits dans la prospérité générale. Et le Point de Rencontre ne cessa, dans les années 50, de dialoguer avec ceux d’entre eux les plus attachés à la pureté de la doctrine.Il n’en ressortit que le livre où Raoul Audouin et Pierre Lhoste Lachaume synthétisèrent leur argumentation : Le Corporatisme, pseudo remède contre l’étatisme (SEDIF, 1962).
Autrement plus fructueuse fut leur collaboration à l’Association de l’Entreprise à Capital Personnel, qui avait été fondée en 1940 « dans des circonstances où il fallait du courage pour résister à l’emprise monopoleuse des comités d’organisation »[18]. Ils suggérent à Lucien Daffos, alors Président, de l’appeler Association des Chefs d’Entreprises Libres et ils prirent plaisir de venir à Lyon pour des conférences où de signer dans L’informateur des Chefs d’Entreprises Libres, son journal que René Berger-Perrin, secrétaire général de l’Association, animait.
Lorsque, en 1973, Pierre Lhoste-lachaume disparaît, Raoul Audouin va continuer l’œuvre entreprise, avec l’appui de tous ceux qui l’avaient suivi. Il commence par synthétiser le Testament intellectuel de Pierre Lhoste-Lachaume et signe avec René Berger-Perrin ces Coordonnées pour un remembrement social. (Lyon, Association d’éditions pour la défense de l’économie libre, 1975). Ils mettent en évidence l’importance du tripode sur lequel repose la société : le Marché, la Loi, la Morale. Supprimez l’un d’eux, les autres s’écroulent. Ensemble, ils ne peuvent se soutenir qu’à condition d’être fermement maintenus entre eux par la couronne que constitue la commune aspiration des hommes au Vrai, au Beau et au Bien. De 1974 à 1981, il publie une série de lettres de commentaires doctrinaux, les Données Internationales Economiques et Sociales (DIES), dont une série de 21 fascicules sera regroupée sous le titre Pour une Hygiène des libertés, Contribution à la recherche d'une Société adaptée à la nature de l'homme. Légèrement remaniée, la série deviendra un livre : Vivre Libres[19], sous-titré La splendeur de l’économie, en écho à Veritatis Splendor, l’encyclique par laquelle Jean-Paul II affirma, face au relativisme ambiant, la permanence de la doctrine : il avait compris que ce qui manque le plus au monde contemporain, c’est de connaître la vérité sur l’homme. Fidèle à son anthropologie de la responsabilité, Raoul Audouin put y soutenir que « la liberté consiste à ne pas être empêché de remplir les devoirs qu’on se reconnaît en conscience ».
Au moment où Raoul Audouin quitte le monde visible, il serait bien hardi d’estimer que le catholicisme et le libéralisme se sont réconciliés en quoi que ce soit. Mais la nature de la lutte a bien changé. Après avoir été tenté par le corporatisme entre les années trente et cinquante, une frange des intellectuels chrétiens s’est reconvertie dans le marxisme, et souvent dans sa branche tiersmondiste. La mouvance « progressiste » du christianisme, qui agita jadis tant d’esprits, a fondu au soleil de la sécularisation et doit se retrouver aujourd’hui, pour ce qu’il en reste, du côté des prétendus altermondialistes c’est-à-dire des vrais antimondialistes ; ce qui les situe d’ailleurs en contradiction avec l’Evangile, première mondialisation de l’histoire. Les Catholiques fidèles à Rome, c’est-à-dire les Catholiques tout court, se sont concentrés à l’instigation du pape Jean-Paul II sur les urgences de la « nouvelle évangélisation ». Les nouvelles générations redécouvrent l’importance de la piété personnelle et enracinent ainsi leurs engagements en profondes spiritualités. Au demeurant l’encyclique Centesimus annus, publiée pour le centenaire de l’encyclique « sociale » Rerum novarum, ainsi que deux autres encycliques sociales de Jean-Paul II, Laborem exercens sur le travail humain, et Sollicitudo rei, sont venues apporter des paroles d’équilibre au sein de l’Eglise. Un Jean-Yves Naudet a pu s’écrier : « L’Eglise et le Marché, enfin ! »[20] et chacun peut utiliser le concept de structure de péché pour dénoncer les perversités des socialismes réels.
Du côté du libéralisme, la situation a évolué différemment. Au milieu des années soixante, un industriel, André Arnoux, souhaitait fonder un prix littéraire qui portât son nom. L’ALEPS, l’Association pour la Liberté Economique et le Progrès Social fut fondée à cet effet. Jacques Rueff, premier récipiendaire de ce prix, en 1966, porta l’association sur les fonts baptismaux. Elle connut des heures de gloire grâce à ses « Semaines de la pensée libérale » qui, aux alentours de 1968, faisaient pièce à celles de la pensée marxiste. Raoul Audouin eut l'occasion de participer aux travaux de l'ALEPS. C'est donc tout naturellement que l'ALEPS et le CLSF se rapprochèrent et s'installèrent en 1975 dans l'appartement du 35, avenue Mac Mahon. L'arrivée de Jacques Garello et de Jacqueline Balestier à la présidence et au secrétariat général de l'ALEPS marqua, en 1981, un tournant pour l'association. Celle-ci se trouva enrichie des "nouveaux économistes", réunis par Jacques Garello dès 1977 à Aix en une université d'été qui devint métronomiquement annuelle.
Soudain, les idées économiques libérales, qui paraissaient moribondes en France, connurent un regain d’intérêt, à la fois par ce qui se publiait directement en français, au travers des livres d’Henri Lepage, Pascal Salin, Bertrand Lemennicier, ou encore Florin Aftalion, dont le rôle, en tant que directeur de la collection Libre Echange aux PUF allait se révéler capital. La collection ne se borna pas à « importer » des auteurs anglo-saxons, elle remit aussi à disposition un choix de textes d’un auteur fort oublié après avoir été fort méprisé : Frédéric Bastiat. Ce fut un enchantement. Il avait existé au XIXe siècle un économiste libéral optimiste et soucieux de ne pas se couper de la foi chrétienne. Cette découverte, Raoul Audouin la répandit tant en français qu’en anglais, par un cahier spécial du Point de Rencontre[21], traduit par ses soins et constamment réédité par l’Acton Institute.[22]. C’est dire qu’il ne résistait pas à l’engouement ! Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il ose, en 1991, renommer son cher CLSF « Cercle Frédéric Bastiat ».
La redécouverte de Bastiat fut le fil qui mena à la découverte de toute une école libérale française qui, tout du long des XVIIIe et XIXe siècles avait vaillamment œuvré avant d’être étouffée au tournant du siècle. Les éditions Les Belles Lettres, s’honorèrent en permettant à Alain Laurent de faire surgir ce continent inconnu tandis que, pendant un temps, François Guillaumat put reprendre, toujours aux Belles Lettres, dans la collection « laissez faire », le travail entrepris au PUF par la collection « Libre échange », c’est-à-dire permettre aux Français de découvrir dans leur langue ce qui se disait chez les économistes anglo-saxons. Il serait mal venu à un libéral de s’extraire de la loi du marché. La faiblesse des tirages montra, s’il en était besoin, que la France était bel et bien un pays de mission.
Dans cette entreprise de découverte, Raoul Audouin joua un rôle considérable. Nous avions laissé la traduction des œuvres de Mises et de Hayek dans les mains de Marie-Thérèse Génin. Grâce à elle, Mises et Hayek pouvaient être connus presque en même temps que leur publication dans le monde anglophone. La route de la servitude paraît en 1943 à Londres, en 1946 à Paris. Le gouvernement omnipotent en 1944 à New-York, en 1947 à Paris. Mais, tandis que Mises et Hayek continuaient de publier et même atteignaient à la notoriété internationale, nul ne pouvait plus rien en savoir en France, si du moins il voulait les lire en français.
C’est là que Raoul Audouin entama ce qu’il n’est pas exagéré d’appeler une seconde vie. En 1980, commence la publication des trois tomes de Droit, législation et liberté[23]. A cette occasion, Hayek vient en France et, phénomène inattendu, fait l’objet d’une réception triomphale. En 1978, pour la première fois depuis bien longtemps, quelques députés ont été élus avec des idées libérales relativement affirmées. Parmi eux, Alain Madelin est décidé à faire pénétrer les idées nouvelles. A l’instigation d’Alain Madelin, la plus grande des salles de conférence de l’Assemblée nationale est réservée. Elle ne suffit pas pour contenir la foule des admirateurs de Hayek. Comment ont-ils pu être si nombreux ? Paradoxe spirituel de l’histoire, ce resurgissement se situe à la veille de l’élection de François Mitterrand… laquelle, par le contre-choc qu’elle induit, va fortement aider les idées libérales à revenir au goût du jour.
Par un étrange trait de l’histoire des idées, le deuxième tome de Droit, législation et liberté s’intitule Le mirage de la justice sociale. Hayek, on l’a dit, étant agnostique, ne visait nullement la doctrine sociale de l’Eglise, dont on peut imaginer qu’il la connaissait peu. Il s’agissait pour lui de poursuivre le long réquisitoire entamé en 1944 avec La route de la servitude, c’est-à-dire la dénonciation d’un Etat économique et social s’enchantant du rêve d’instaurer par ses propres instruments la parousie sur terre. « Qui veut faire l’ange fait la bête », l’apostrophe pascalienne ne s’applique pas qu’à l’individu. Mais dès lors dénoncer la « justice sociale » dans son essence c’était déchirer le voile de l’argumentaire politique. Aller au cœur d’un tabou gigantesque, et, de ce fait, condamner les idées libérales à un très long hiver. Tandis que volens nolens (et plutôt nolens que volens) les différents gouvernements qui se succéderont, de droite comme de gauche, mèneront, le plus souvent sous les objurgations bruxelloises, une politique a minima de privatisation et de déréglementation, l’environnement intellectuel qui accompagnera ce mouvement lui demeurera constamment hostile. L’école intellectuelle, si fertile dans le monde anglo-saxon, que Raoul Audouin mettait à la portée des Français se trouvera bannie du champ référentiel universitaire et, plus généralement, du monde des idées.
Très habitué à cette situation, Raoul Audouin vit peu la différence d’avec la période de l’avant ou de l’après-guerre. C’était un homme pour l’éternité. Dans des conditions matérielles d’une immense sobriété, avec l’appui constant de sa femme Thérèse, il avait fait ce qu’il devait faire.
En 1985 il publiera, à l’Institut Economique de Paris, un nouveau manifeste du Centre libéral spiritualiste français. Sous le titre Les lois de la liberté, il incitait les libéraux de toutes confessions, croyants comme agnostiques, à considérer les fondements de leur engagement et, prenant la parabole des vitraux, ils les invitait à rentrer dans la cathédrale de la Foi. C’est par un tel « acte de raison et d’espoir » qu’il concluait ce livre, « au droit fil de la vision judéo-chrétienne de la vie, réaliste et optimiste ». En 1987, à l'initiative de Jean-Yves Naudet, sera lancée la revue, Le Point de Rencontre Libéral et Croyant, dont Raoul Audouin rédigera longtemps la majeure part, avant que l’âge ne l’incite à se tourner vers de plus jeunes.
Officiellement, il avait pris sa "retraite" en 1983. Retiré dans sa petite maison normande, Raoul Audouin ne va plus guère se concentrer qu’à son œuvre de traducteur. Un travail titanesque, qui ne s’achèvera qu’avec la publication du livre immense de Harold J. Berman Droit et révolution[24] ainsi que celui, posthume, d’Israël Kirzner consacré à la concurrence et à l’esprit d’entreprise[25]. Il est émouvant de constater que l’un des derniers travaux de Raoul Audouin lui aura permis de servir une synthèse historique au carrefour de ce qu’auront été les préoccupations de toute sa vie. En effet, le livre de Harold J. Berman en ce qu’il montre que le droit canon aura été la source fertile de tous les droits occidentaux et donc des libertés, est un livre profondément réunificateur. Il est piquant que l’autre de ces derniers efforts serve à diffuser le travail qu’un agnostique prononcé consacra à la question centrale de l’analyse économique et au moteur de la prospérité. Il servait, avant tout, la vérité.
Au moment de refermer ce chapitre d’une vie dédiée à la connaissance, il n’est pas indifférent que ces deux livres traduits soient si révélateurs d’une vie, celle de celui qui fut, selon l’épitaphe rédigée par Jacqueline Balestier « l’inlassable passeur des idées de liberté ».
Ambroise Cousin et Martin Caillou
février 2006
[1] Paul Hazard La crise de la conscience européenne, Paris 1939, réédition Fayard 1989
[2] Voir Ludwig von Mises L’action humaine, traduction de Raoul Audouin, publication américaine définitive en 1963, à Paris, aux PUF, en 1985. Epuisé, le livre figure en version numérique sur l’excellent site de Hervé de Quengo, http://herve.dequengo.free.fr (au chapitre “nouveautés”. A noter qu’un compendium a été publié par Gérard Dréan sous le titre Abrégé de l’action humaine, aux Belles Lettres, dans la collection dirigée par Alain Laurent.
[3] Voir la thèse indépassée de Georges Henri Soutou, L’or et le sang (Fayard, 1989), sur les buts de guerre respectifs des belligérants.
[4] Gérard Brun Les techniciens et la technocratie en France de 1918 à 1945, Albatros, 1945
[5] Pierre Lhoste Lachaume, Réhabilitation du libéralisme, Tome I (les tomes II et III, ne sont jamais parus sous la forme annoncée) SEDIF, 1950
[6] Raoul Audouin, Pierre Lhoste Lachaume, Le Corporatisme, pseudo remède contre l’étatisme SEDIF, 1962, cit. p. 19.
[7] Idem.
[8] Raoul Audouin, Pierre Lhoste Lachaume, Le Corporatisme, pseudo remède contre l’étatisme SEDIF, 1962, cit. p. 61.
[9] X Crise, Centre Polytechnicien d’Etudes Economiques, De la recurrence des crises économiques, le livre du cinquantenaire 1931-1981, Paris, Economica, 1981.
[10] Pierre Lhoste Lachaume, Réalisme et sérénité, synthèse pratique de pensée et d’action, Paris, Félix Alcan, 1936.
[11] Idem, pp. 175 et 176.
[12] Walter Lippman, The Good Society, traduction française de Georges Blumberg : La Cité libre, Paris, Editions de Médicis, 1938, réedition 1945.
[13] Voir l’étude très critique, mais excellemment documentée de François Denord “aux origines du néo-libéralisme en France” in Le Mouvement Social, avril juin 2001. De façon très intéressante, l’étude de François Denord est suivie par celle de Steve L. Kaplan sur “un laboratoire d’études corporatistes sous Vichy” où se trouvent, de cette façon réunies les théories antinomiques et qui se combattaient mutuellement sans cesse.
[14] Jean-louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années trente, Le Seuil, 1969.
[15] Voir les actes du colloque Sur l'Oeuvre de Henri De Man (Genève, 18, 19 et 20 juin 1973) ("La Diffusion des idées planistes en France", Revue Européenne de Sciences Sociales, vol. XII, 1974, n° 31 (Sur l'Oeuvre d'Henri de Man, Rapports au Colloque International organisé par la Faculté de droit de l'Université de Genève les 18, 19 & 20 juin 1973, sous la présidence du professeur Ivo Rens).
[16] Le Point de rencontre deviendra en 1965 le Centre libéral spiritualiste français.
[17] Voir Marcel Prélot, Le libéralisme catholique, Armand Colin, 1969.
[18] Raoul Audouin, Pierre Lhoste Lachaume, Le Corporatisme, pseudo remède contre l’étatisme SEDIF, 1962, p. 294.
[19] Raoul Audouin, Vivre libres, editions Laurens, 1998
[20] Jean-Yves Naudet, La Liberté pour quoi faire ? Centesimus annus et l'économie, Paris, Mame, 1992.
[21] Le Point de Rencontre, Libéral et Croyant, n° 23, juin-juillet 1991, “La Sagesse de Bastiat”, 44 pp., repris presque sans modification dans le n° 65, même titre, juin 2001, 56 pp.
[22] Frédéric Bastiat, Providence and Liberty, Philosophical Selections translated by Raoul Audouin, The Acton Institute, Grand Rapids, Michigan, 1991, 90 pp.
[23] Il s’agit bien sûr de l’édition des PUF, dans la collection Libre Echange, dirigée par Florin Aftalion, qui permit la découverte en français, au-delà de Hayek et Mises, de tant d’auteurs essentiels pour la pensée contemporaine.
[24] Publié en 2002 par la Librairie de l’Université d’Aix en Provence.
[25] Israël M. Kirzner, Concurrence et esprit d’entreprise, Paris, Economica, 2005.