Amour, Egoïsme, Charité
Notre époque d'écrans et de bandes dessinées fait une consommation massive de scénarios truffés de violence et de sexe. Dans cette formule courante, je note à son crédit l'emploi du mot "sexe" qui dénote un début de réhabilitation du mot "amour". Mais ce dernier reste aussi ambigu que le phénomène qu'il évoque. Déjà, à la différence de l'anglais, nous n'avons pas deux termes différents s'il s'agit d'aimer quelqu'un - to love - ou quelque chose - to like -. Le plus grave est que nous parlions de "faire l'amour", quand il serait plus honnête de dire "s'accoupler". A ce propos, la saga de ma famille conserve l'anecdote que voici. Ma feue mère, Hélène Lassara, avait rencontré Eric Audouin en 1905 sur la scène du Casino de Nice : ils chantaient ensemble les Huguenots de Meyerbeer, dans les deux principaux rôles. Elle racontait en riant que le chef d'orchestre, un Italien, lui avait dit: "il paraît que vous faites l'amour avec Audouin" - alors qu'il aurait dû dire :" le bruit court que vous filez le parfait amour...". ( Ils se marièrent peu après, et leur premier enfant reçut le prénom de Raoul - celui du héros de l'opéra).
Ces délicatesses de langage n'ont plus cours. Nos "branchés" seraient plutôt enclins à ratifier la définition cynique de l'amour : duo ventres fricantes (deux ventres qui se frottent), osée par un écrivain satiriste des beaux jours de l'empire romain. Mais le balancier de l'Histoire peut repartir bientôt dans l'autre sens. Rome, au temps des Guerres Puniques, élisait un censeur qui pouvait priver sans appel de leurs droits civiques, ceux dont les moeurs traditionnelles considéraient la conduite comme incompatible avec la dignité d'un citoyen romain. (Caton l'ancien fut le plus célèbre de ces magistrats moraux). Et la chasteté était si haut prisée que les gardiennes du feu sacré du Capitole, les Vestales, devaient rester vierges sous peine de mort ! Nous avons là les deux extrêmes de la rigueur ou du laxisme, entre lesquels je me propose d'étudier les concrétisations du phénomène, à la fois physiologique et spirituel, qu'est l'amour humain. Pour en dégager les caractères distinctifs, le plus pratique est de se référer à son contraire, l'égoïsme c'est-à-dire le vouloir-vivre, légitime en lui-même mais qui cesse de l'être quand il s'aveugle volontairement aux besoins et aux droits d'autrui.
Précisons ce que nous entendons par "vouloir-vivre" : c'est d'abord subsister (se nourrir) et de plus se développer en tant que personne (actualiser ses aptitudes). Car notre nature est double. Nous sommes, comme les autres animaux, régis par des instincts qui nous poussent à faire ce qu'il faut, à la fois pour vivre un certain temps et pour perpétuer l'espèce. Mais nous sommes en outre attirés par l'image que nous présente notre esprit, de l'individu agissant et heureux que nous voulons devenir. C'est la tension permanente entre ces deux centres d'impulsion qui ouvre un espace à notre liberté. Car nous avons le choix, ou bien de privilégier la satisfaction de nos désirs sans égard à ceux de nos semblables, ou bien d'obtenir leur estime et en ressentir de la fierté, par une conduite bienveillante. Le résultat social comporte la sanction de ces choix. Echanger les meilleurs services dont on est capable conduit à la paix. Extorquer ses services au plus faible, mène à la guerre.
En langage religieux, la dignité de l'homme réside dans son libre arbitre entre les prétentions de la chair et celles de l'esprit. Et dans cet arbitrage militant agit la charité proprement dite, qui trouve son bonheur en traitant autrui comme un frère, c'est-à-dire en donnant avec respect et recevant avec affection, au nom du commun Créateur. Cette bipolarité féconde est cependant indépendante des convictions métaphysiques : elle est présente dans toutes les formes de "l'amitié de l'homme pour l'homme", pour reprendre l'expression de Cicéron. Elle nous servira de critère de leur authenticité. C'est ainsi que dans la prétendue "libération sexuelle" (lancée entre les deux guerres mondiales par la formule "ton corps est à toi"), les partenaires momentanés n'ont pas des relations d'amour, car en dissociant le plaisir charnel d'avec le dévouement mutuel, chacun traite l'autre comme un simple instrument de sa débauche. Cette sécheresse du coeur ne peut qu'engendrer le dégoût de soi et d'autrui - ce qui explique en grande partie la montée du nombre de suicides juvéniles, partout constatée en Occident.
Heureusement, pour la mentalité commune - et même pour ces égarés - l'amour se définit normalement par un attrait puissant et durable vers une autre personne, attrait qui n'implique pas forcément le sexe puisqu'il nous porte notamment vers nos parents et enfants. En ces cas-là, c'est justement le dévouement inconditionnel qu'expriment les gestes de tendresse, et la certitude de leur sincérité est le solide fondement du bonheur de chacun. Avec une intensité variable mais naturellement décroissante, cette solidarité chaleureuse nous unit au reste de notre parenté, à nos compagnons de travail ou de détente, aux gens envers qui nous éprouvons quelque "affinité élective" et dont nous faisons des amis, à nos voisins, fournisseurs et clients, et à nos concitoyens. Toujours dans l'ordre du donner-et-recevoir de personne à personne, mais avec une composante de tendresse moindre (parfois même nulle) , il y a la gratitude admirative envers les maîtres grâce auxquels nous avons pu développer nos aptitudes et pourvoir à nos besoins intellectuels, esthétiques, métaphysiques, voire athlétiques. Ces initiateurs et moniteurs de notre valorisation personnelle et sociale, ont trouvé dans notre attention et notre imitation, puis nos progrès et réussites, une récompense de fierté méritée qui n'a pas de prix sur le marché.
Toutefois, si cette estime de soi-même est un bien incommensurable, cela ne dispense pas d'y joindre la rémunération que le marché des services mesure en monnaie ; car le médecin qui me guérit, l'avocat qui m'éclaire sur mes droits et obligations, l'artiste qui embellit mon séjour, m'ont vendu de leur temps, sans quoi je ne pourrais partager le fruit de leur carrière et de leur talent. Je leur dois aussi de la reconnaissance, et si je n'ai pas un galet à la place du coeur, je n'ai pas besoin de me forcer pour qu'ils la lisent dans mon regard. Or cette lueur spirituelle accompagne toutes les formes du sentiment que nous cherchions à cerner ; c'est elle qui témoigne le plus sûrement de leur authenticité. Car la boutade a du vrai, qui dit que "la parole a été donnée à l'homme pour maquiller ses pensées", mais le regard trompe difficilement sur l'affection, la haine ou - le plus souvent dans la cohue urbaine - l'indifférence abyssale ! Inutile d'insister sur la véracité incorruptible du regard de la jeune accouchée sur son premier bébé, ou de l'amoureux atteint du "coup de foudre" ; et il faudrait une dose exceptionnelle d'égoïsme pour se refuser au désir éperdu de dévouement qui anime les êtres humains à de tels instants.
Ainsi pouvons-nous tenir pour valable le critère de "donner-et-recevoir" que nous avons pressenti. La maternité, l'amour juvénile qui y a conduit, donnent à la personne le bonheur de se sentir "accomplie", entrée dans la phase créative de sa destinée. C'est la conscience de cet épanouissement qui manquait à l'adolescent et ce vide le tourmentait obscurément (ce pourquoi je dénie à cet âge le titre du "plus beau de la vie" !)
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Parvenu à ce point de notre analyse, je pense à une récente mise en garde d'autorités religieuses contre l'individualisme exacerbé de notre démocratie, et l'indifférence du "libéralisme sauvage" au sort des moins doués de la productivité. Je n'ai pas, jusqu'ici, mentionné que le devoir social du chrétien est d'instrumenter la "préférence des pauvres" en tant qu'aspect de la vertu de charité. Que dire à ma décharge ?
Tout d'abord, que s'agissant de sentiments, sympathiques ou adverses, ce qui est en jeu c'est ce que par métaphore nous appelons le coeur, mais qui est essentiellement immatériel, spécifiquement "individuel", ne relevant que du seul individu qui l'éprouve. Une foule, un groupe, n'a d'autres sentiments que ceux des personnes que le terme (collectif) évoque ensemble. Même quand l'Evangile dit que les époux ne font plus qu'un seul corps et un seul coeur, c'est une figure de style. Ici, l'individualisme est de simple rigueur logique. Baudelaire, je crois, dit justement que nos généralisations ne font que masquer notre ignorance des réalités singulières. Et cela vaut pour l'expression "les pauvres".
En revanche, il y a un autre genre de réalités, qui découle du fait que l'homme ne peut vivre seul : il a besoin des autres, dont les talents et les forces sont autres que ceux dont il est doté. Et pour en opérer la nécessaire combinaison, il faut des organisations dont les règles, convenues ou transmises, tendent à joindre les complémentaires et éviter les conflits : c'est ce que nous appelons institutions. A la différence des individus humains et animaux, ce ne sont pas des êtres, mais des méthodes adoptées pour vivre et oeuvrer ensemble. Dans ces mécaniques abstraites, les sentiments mettent du lubrifiant, ou créent des frictions. Toute existence individuelle est tissée de ces assemblages et dissensions.
Le concept d'institution est extrêmement extensif et ses concrétisations vont de l'amicale de pêcheurs à la ligne, jusqu'au marché commun nord-américain. On peut en créer de tous échelons mais la plupart sont traditionnelles et se retrouvent dans tous les pays et à toute phase de l'Histoire. Mais toutes appartiennent à l'une ou à l'autre de deux catégories, selon qu'elles sont consensuelles, comme le marché, ou contraignantes, comme l'Etat. Et gardons à l'esprit que les institutions n'ont ni coeur ni droits et devoirs, si leurs fondateurs et dirigeants en ont d'autant plus !
Avant d'utiliser cet axiome pour préciser ce qu'est, pour nous libéraux "classiques" (dans la lignée d'Adam Smith, Bastiat et Hayek), la portée du devoir de charité dans l'ordre économique - ce qui justifiera l'étude académique qui précède - il faut brièvement disculper, une fois de plus, le capitalisme libéral, d'avoir engendré la situation actuelle de chômage et d'inégalités criantes. La vérité est que nous n'avons jamais rétabli ce régime, détruit dans ses fondements par les deux guerres mondiales ; le symptôme irréfutable en est l'absence depuis soixante-dix ans d'une monnaie internationale librement circulante et stable, comme l'était celle qui assura, de 1815 à 1914, l'unification économique planétaire.
En effet, le secret de la fécondité du système de marché est d'une simplicité déroutante : c'est que lorsque deux personnes se mettent d'accord pour un échange, chacune d'elle s'enrichit en acquérant ce dont l'autre a moins besoin ! Le total des deux patrimoines n'a pas changé, mais l'utilité de chacun pour son détenteur a augmenté. Toutefois, le troc archaïque est masqué par le recours à la monnaie, indispensable à la spécialisation des tâches qui valorise les talents, et à la constitution des épargnes finançant les outillages, lesquels multiplient l'efficacité du travail humain. Une monnaie honnête (c'est-à-dire convertible en une marchandise-étalon) est le pilier central de ce système, où le pouvoir politique (le gendarme) n'intervient que pour réprimer les violations des engagements mutuels.
Nous avons oublié tout cela, dans le vertigineux désordre des manipulations keynesiennes; l'Etat est devenu une énorme et incontrôlable machinerie de pouvoir, et l'enchevêtrement de ses contraintes a suscité les contre-pouvoirs (finance, syndicat, presse, manifestation, grève) qui paralysent les institutions que nous voulions démocratiques. Telle est la sanction de notre idolâtrie du Pouvoir !... Nous ne sortirons pas de ce bourbier sans ramener l'Etat à ses fonctions, indispensables mais limitées. Et cela, notamment, en ce qui concerne la protection des déshérités - car notre hypertrophique Sécurité Sociale étatisée est en faillite larvée.
Une pseudo-solution qui traîne dans les esprits parlementaires a consisté à se défausser de ce souci sur les entreprises, invitées à assumer leur "responsabilité sociale" (n'est-ce pas aussi ce que suggère implicitement l'Episcopat en recommandant l'esprit de "partage" ? ) C'est là que nous disons : impasse ! Les entreprises sont des réseaux de contrats, des réalités juridiques ; elles n'ont pas de conscience et n'ont pas à exercer la vertu de charité. Leur raison d'être est de fournir des produits et services, en absorbant un total de ressources et de travail, inférieur en valeur au prix de vente du résultat. En clair, elles ont à dégager un profit.
C'est aux capitalistes, entrepreneurs et cadres, qu'il incombe de mettre de l'humanité, du respect et du désir de servir, dans leurs relations internes et externes. Et aux personnes qui reçoivent leur part du revenu éclusé par l'entreprise, il revient d'en consacrer selon leur conscience une "dîme", pour soulager leur prochain dans le besoin. D'ailleurs, la générosité spontanée de nos concitoyens n'est pas inférieure à une telle tâche, si l'on en juge par le foisonnement actuel des associations de bienfaisance, dont l'ensemble dispose d'un budget considérable grâce aux dons des particuliers, à qui pourtant les "prélèvements obligatoires" ne laissent même pas, en moyenne, la moitié de leur revenu brut.
Nous pouvons - nous devons - faire confiance au caractère de nos peuples civilisés, pour qu'un tel programme de liberté dans notre vie économique et sociale soit mené à bien, quand nous aurons remis de l'ordre au coeur de la débâcle par un retour résolu à l'honnêteté monétaire
Raoul AUDOUIN
Mercredi des Cendres 1997