Nous nous reverrons un jour au l'autre
Raoul Audouin a été rappelé à Dieu le 6 avril 2005. Sa présence parmi nous n’en est pas moins forte. Notre équipe s’est fait un devoir de consacrer un numéro spécial au fondateur du Point de Rencontre. Ce cahier s’ouvre sur un éditorial qui d’habitude portait sa signature… Rédiger cet éditorial aujourd’hui est pour moi un honneur très émouvant et quelque peu paralysant. Comment choisir parmi les souvenirs d’une amitié de plus d’un quart de siècle ?
Quand je suis arrivée au 35 avenue Mac Mahon à Paris – familièrement appelé le "35" – c’était pour prendre mes fonctions de secrétaire générale de l’ALEPS, association d’économistes libéraux essentiellement incarnée par un quatuor d’amis : j’ai nommé Florin Aftalion, Jacques Garello, Henri Lepage et Pascal Salin. Le dynamisme de Jacques et Florin était remarquable, la fougue de Pascal séduisante et les ouvrages d’Henri, Demain le capitalisme, et Demain le libéralisme, m’avaient convaincue de la nécessité d’aider ces " nouveaux économistes " à mieux faire connaître les travaux de ce que l’on n’appelait pas encore un " think tank ", un réservoir d’idées.
Au coeur du "35" vivait un sage
Ce que je ne savais pas alors, c’est que je découvrirais dans ces bureaux mêmes un personnage de " sage " - comme on le dit dans les cultures orientales -. Ce sage n’était autre que Raoul Audouin, méconnu, discret, mais fort d’une expérience que lui conférait son âge – il était déjà septuagénaire – et empreint de cette sérénité qui contrebalançait à merveille l’ardeur combative du quatuor d’économistes que j’évoquais plus haut. Raoul Audouin se passionnait pour l’histoire des idées économiques. C’était pour lui une véritable " mission "qu’il avait accomplie longtemps aux côtés de Pierre Lhoste-Lachaume, en fait dès les années 40. Après le décès de Pierre Lhoste-Lachaume en 1973 et à l’âge où sonnait pour lui l’heure d’une retraite bien méritée, il était toujours présent parmi les " nouveaux économistes ".
La certitude que la défense des idées de liberté, de responsabilité, de vérité aboutirait vaille que vaille, sans que le moindre sentiment d’urgence vînt lui faire perdre courage, était manifeste. Ce n’était jamais résignation (alors que les médias ne lui faisaient guère écho) loin s’en faut, c’était patience, persévérance et, si l’expression n’avait pas été galvaudée, je dirais " force tranquille ". Cette force était celle du chrétien, du catholique convaincu. Il émanait de la personnalité de Raoul Audouin un rayonnement, une aura et nous étions conquis par son esprit d’entreprise qui l’avait décidé à faire connaître en France les grandes œuvres contemporaines du libéralisme qui n’existaient alors qu’en langue anglaise. Il avait rencontré à maintes reprises Hayek qui était devenu son ami et lui avait volontiers confié la traduction de ses livres. Quelle émotion ce fut de les voir tous deux réunis à Paris à l’Assemblée Nationale pour la " sortie " en 1980 de la trilogie Droit, Législation et Liberté aux Presses Universitaires de France.
L'infatigable passeur des idées de liberté
Raoul Audouin révéla aussi aux lecteurs français parmi bien d’autres auteurs dont nous vous avons déjà beaucoup parlé ici même, Ludwig von Mises et son œuvre majeure au titre définitif L’Action Humaine. Raoul Audouin s’adonnait corps et âme – l’expression n’est pas trop forte – à cette tâche immense de traduction depuis son bureau du " 35 ", secondé par Monique Baillard, sa secrétaire, et, bien sûr, par Thérèse Audouin, aimable, efficace et très soucieuse des aspects bien concrets de l’organisation du labeur de son mari, lequel ne s’embarrassait pas des détails du confort de la vie quotidienne. Raoul Audouin était désintéressé, généreux, perpétuellement bénévole, ce qui aurait été pour d’autres contraintes ou " sacrifices " était, en fait, pour lui une sereine évidence.
J’en vins à rallier la petite équipe de rédaction des cahiers Libéral et Croyant qui devait être sous-titré plus tard Le Point de Rencontre (une " reprise " d’ailleurs car en 1947, Pierre Lhoste-Lachaume et Raoul Audouin avaient déjà fondé le " Point de rencontre libéral et spiritualiste "). A dire vrai, c’est Raoul Audouin lui-même qui me fit l’honneur de me demander de rejoindre ses proches. Plus tard, quand il choisit d’habiter Saint Germain en Laye (à la grande satisfaction de Thérèse, dite Mamie, lassée des années de camping avenue Mac-Mahon !) et plus tard encore, quand il se retira, seul, en Normandie au Breuil en Auge, nous ne nous sentions pas pour autant séparés.
De si doux souvenirs
Pour l’anniversaire de ses quatre-vingts ans, en 1987 donc, Raoul Audouin m’avait confié l’organisation d’une " fête " qui était – une fois n’est pas coutume – un vrai " luxe ". Nous nous retrouvâmes avec ses enfants, les nouveaux économistes (Jean-Yves Naudet " monté " depuis Aix-en-Provence avait rallié l’équipe), les sympathisants comme Michel de Poncins et quelques autres ; bref, famille, amis et collaborateurs, réunis dans une charmante auberge normande autour d’un dîner de gourmets. Le lendemain, Raoul Audouin nous avait conviés à une messe admirable de ferveur au Bec-Hellouin, un moment où le temps s’arrête et où chacun peut faire une pause, savourer, à l’humble et misérable échelle humaine, bien sûr, un petit moment d’éternité. Cette journée est présente dans la mémoire de mes amis, nous en parlons encore avec les " jeunes gens " qu’étaient alors Antoine Cassan et Rémi de Verdilhac et les " seniors " comme le cher Jean-Marie Charton.
Autour de cette table d’anniversaire quelques places resteraient vides aujourd’hui. A Thérèse Audouin, partie la première, et au cher Raoul qui vient de la rejoindre, j’adresse un " au revoir " très ému, mais ce n’est qu’un au revoir, bien sûr. Ce n’est pas par hasard si ce moment d’éternité nous a jadis été offert par Raoul Audouin. En fait, on ne dira jamais de lui " Il est mort. Point final ". Il est au contraire, toujours présent parmi nous tous et, au-delà de la fidélité des cœurs, celle de ses enfants, de ses petits-enfants et de ses amis, il y aura (ce que dans sa grande humilité il n’évoquait jamais) cette reconnaissance des intellectuels – les chrétiens et les autres – et des étudiants de tous horizons qui se retrouveront, au cours de leurs recherches ou de l’élaboration de leurs thèses, sur ce pont magnifique qu’il a ouvert pour eux vers la vérité, vers l’infini.
Un pont ouvert vers l'infini
Oeuvre brillante donc, et vie discrète. Si discrète que Raoul Audouin fut au moins aussi étonné que fier quand il apprit qu’il était nommé Chevalier de l’Ordre National du Mérite. Ce fut pour lui l’occasion d’un retour à Paris : dans les salons du " 35 " - décor ô combien familier- il reçut cette décoration des mains du professeur Roland Drago, membre de l’Institut, le 22 novembre 1994. Très ému, Raoul Audouin était entouré de ses fils Eric et Dominique (sa fille Annie vit à San Francisco), sans oublier ses amis de toujours.
Cheveux blancs, aériens parce qu’un peu clairsemés, sourire lumineux, amusé derrière les lunettes, tel nous apparaissait notre Raoul, bien planté au-dessus des cinq marches du perron de sa petite " maison du capucin " au Breuil en Auge. Bien sûr, non loin de lui, se tenait Micheline Bajard sa très attentive gouvernante, , devenue notre amie. Arnaud et moi venions lui apporter la dernière édition du Point de Rencontre, le bien nommé. Il a quitté ce perron pour la Maison de Dieu mais c’est toujours ainsi que je le revois : debout, une main sur sa canne, une autre levée en signe de bienvenue. Là-bas comme ici il nous attend, il nous attendra et je suis sûre que toujours, pour nous, " son salut balaiera largement le ciel bleu ".
Jacqueline Balestier