Itinéraires d'un libéral croyant
J'approchais de mes dix ans - c'était pendant la Première Guerre Mondiale. Mon père, chanteur wagnérien en renom, avait été dans sa jeunesse un bon ouvrier mécanicien; devenu artiste, il avait très tôt acquis une motocyclette, puis une "automobile"; ce qui lui valut d'être affecté au centre de réparation des camions militaires des Aubrais, près d'Orléans. Ma mère, chanteuse aussi, donnait des leçons de chant ; dans un atelier de peintre jouxtant l'appartement (29 rue du Cheval-Rouge, non loin du Martroy) où mon père pouvait rentrer le soir, comme les mécaniciens mobilisés au même camp-usine. Le quartier a été totalement écrasé de bombes en 1940.
En guise de prologue, l’apologue du moustique
La situation acquise par mes parents avant la guerre leur avait laissé de quoi vivre décemment, et ils avaient pu louer pour les vacances (de ma soeur cadette et moi) une maison de campagne construite au dix-huitième siècle en lisière d'un petit bois de chênes, d'où son nom de "Chêneteau". Elle avait jadis logé une famille noble, car au temps de Marie-Antoinette il était de mode d'avoir sur ses terres ce qu'on nommait une "folie"; à la Révolution, le fermier d'à côté en était devenu propriétaire. Je l'ai revisitée, du dehors, il y a quatre ou cinq ans, et cela m'a rappelé l'épisode qui me suggère le présent récit.
Bien entendu, nous n'avions plus de voiture ; mon père allait aux Aubrais à bicyclette - à pignon fixe ! Au début de Juillet, il en acheta une plus moderne, et laissa l'ancienne au Chêneteau Ce petit paradis campagnard (il y avait de l'eau à l'évier, on se chauffait au bois et on s'éclairait à la lampe à acétylène) était à une quinzaine de kilomètres de la Grand'Poste d'Orléans, d'où partait la "patache" : une caisse vitrée à huit places, tirée par deux chevaux ; le cocher était assis à l'avant de l'impériale, ayant à main droite la "mécanique" - la manivelle actionnant les freins. Sur la route de Blois, avant de tourner vers la bourgade de Chaingy, il prévenait les riverains de son passage en sonnant du cornet, et leur remettait le courrier, ou des colis confiés au départ. (Après la seconde guerre mondiale, pendant nombre d'années, des Cars Citroën en ont fait autant entre Paris et Lisieux; il ne manquait que le cornet !).
Mon père m'avait appris à rouler sur la "bécane", mais la selle était trop haute pour que je puisse m'y jucher seul. J'avais résolu le problème en montant sur le rebord d'une vasque en maçonnerie qui gardait les eaux de pluie ; de là j'enfourchais l'engin ( pour descendre, il suffisait de ne tomber qu'à moitié, en écartant bien les jambes pour éviter ces fichues pédales !)
Mais l'intéressant pour mon propos aujourd'hui, c'était le contenu de cette vasque : dans l'eau bien douce d'étranges vermisseaux, presque translucides, s'agitaient comme des pois dans la marmite; ils avaient une petite boule en guise de tête, et progressaient par de rapides ondulations, montant de temps en temps jusqu'à la surface. En y arrivant, au lieu de sortir cette petite tête, ils la retournaient vers le fond, et c'est l'autre extrémité qui présentait à l'air un minuscule entonnoir ( la bonne nature avait inventé avant nous le "schnorkel"); au bout d'un instant, le vermicelle retournait à sa danse aquatique.
Ma mère, consultée, m'expliqua que c'étaient des larves de moustiques, qui venaient respirer entre deux séances de chasse, pour des proies que nous ne pourrions voir qu'au microscope. Elle ajouta qu'elle ne manquerait pas de demander à papa de rapporter un peu de pétrole " à verser dans la vasque : comme le pétrole est huileux, et plus léger que l'eau, il fera à la surface une mince pellicule grasse, que la petite trompe de la larve ne pourra traverser, et tous ces futurs moustiques périront, au lieu de venir nous piquer". (la recette lui venait de l'oncle Georges, aviateur qui avait fait les Dardanelles et y avait contracté le paludisme).
Et alors ? Quel intérêt ? Métaphysique, bonnes gens ! Car la larve de moustique m'est revenue à la mémoire comme illustration du rôle de la vie de l'esprit dans l'existence de l'homme. Nous vivons (comme elle dans l'eau) dans le monde économique, qui nous nourrit le corps. Mais nous sommes destinés à vivre plus tard dans un au-delà que la religion nous annonce, et nous avons tous besoin d'une telle "atmosphère" qui dépasse les nécessités matérielles, comme la larve vient faire sa petite provision d'oxygène. Il lui faut chasser assidûment sa nourriture, comme nous devons travailler au service de notre prochain ; mais la chrysalide viendra se dépouiller à l'air libre pour devenir l'insecte ailé; et notre corps, avec notre cerveau, et tout ce que nous y avons accumulé, passera par la mort pour que notre âme se déploie, riche de tout l'amour que nous aurons donné ici-bas.
I. Cur Hic ?
Pourquoi ceci ? Ce n'est ni un plaidoyer, puisque personne ne m'accuse; ni une autocritique, je ne suis ni communiste, ni masochiste. C'est en premier lieu la répétition d'une réponse à la question qui vint souvent à l'esprit de personnes qui lurent pour la première fois cette expression "libéral-spiritualiste".
Elle fut adoptée il y a cinquante ans par Pierre Lhoste-Lachaume, pour distinguer les positions de son noyau d'amis, d'avec le "matérialisme" anticlérical du libéralisme d'avant 1914. Car sa grande vocation civique était de ramener à l'économie de marché et au libre-échange l'importante fraction de la bourgeoisie catholique française séduite par le corporatisme. Mais il n'était pas possible alors, en France, de parler d'un libéral-christianisme, tandis que les "chrétiens sociaux" tenaient le haut du pavé en Allemagne ou en Belgique , et la "Démocratie chrétienne " en Italie. Ce virage à gauche des catholiques a beaucoup faibli maintenant, et Michel de Poncins a pu créer son association "Catholiques pour la liberté économique" (CLE) sans provoquer une levée de boucliers. Et personne depuis longtemps ne soupçonne plus notre Centre Libéral Spiritualiste Français (C.L.S.F) de "faire tourner les tables"; nous avons droit de cité aussi bien dans le camp catholique que dans le libéral.
En fait, le sentiment d'étrangeté devant une telle position n'a pas totalement disparu, et cela s'est traduit dans la visite que me fit, dans ma retraite normande, notre ami Bernard Cherlonneix, pour me poser la vieille question sous une autre forme : "comment avez-vous fait pour devenir à la fois libéral et catholique, comme l'exprime ouvertement votre périodique intitulé Point de Rencontre Libéral et Croyant ?"
Et pour répondre - par écrit maintenant - à cette interrogation, il me faut évoquer, avant ma propre histoire, celle de celui qui m'a de façon décisive lancé dans cette voie. Car s'il est vrai que je suis depuis 1972 le président du C.L.S.F., c'est parce qu'il mourut prématurément d'une mauvaise chute et que ses amis me persuadèrent de reprendre l'aventure qu'il avait eu le courage de courir.
Il faut en effet rendre à chacun son dû ! Jadis mon professeur de géographie soutenait que l'on devrait parler du delta du Missouri et non du Mississippi, car ce dernier n'est qu'un affluent de l'autre.. La preuve de cette allégation me semble plus aléatoire que celle de ma filiation intellectuelle (j'étais de sept ans le cadet de P.L.L.) ! Fils unique, élevé dans la gêne par sa mère (née Lachaume) veuve d'un fabricant de corsets, Pierre Lhoste fit un brillant brevet supérieur; il était remarquable par sa maîtrise du calcul mental et son don de discerner les ordres de grandeur; l'aumônier du patronage où fréquentait l'orphelin lui prédit : "tu seras un hommes d'affaires au service du Bon Dieu". Il était sincèrement pieux et le resta toute sa vie. Mobilisé en 1917, il servit de secrétaire au colonel commandant le Bataillon du Génie, qui le recommanda aux dirigeants du Groupe Lainier Prouvost. Il y entra (après avoir passé son baccalauréat), et fut très apprécié pour ses talents de débateur tenace, dans les discussions avec les Allemands sur les Dommages de Guerre.
Pour la suite, je puis reproduire quelques lignes de sa préface au livre sur Le Corporatisme, paru en 1962 sous nos deux signatures : "Personnellement, j'ai vécu l'histoire économico-politique française depuis 1922, quand aux côtés de M.Eugène Mathon, Président-fondateur du Comité Central de la Laine, nous avons pendant trois ans mis sur pied et adapté aux problèmes suscités par la Première Guerre Mondiale ce Groupement général de l'Industrie et du Commerce Lainiers Français, qui reste un prototype de l'organisation professionnelle librement consentie - aussi éloignée du dirigisme professionnel que de l'indiscipline anarchique, selon le mot de son Directeur.
" Et à partir de la fondation en 1935, du Groupement de Défense des Libertés Economiques - qui fit échec au projet de loi Flandin-Marchandeau d'instaurer des Ententes Professionnelles Obligatoires - je n'ai jamais cessé de combattre les tentatives répétées tant des corporatistes que des monopoleurs pour amputer la liberté économique, condition de toutes les autres (...) Les vrais libéraux sont convaincus que c'est à chacun de décider comment il lui convient d'équilibrer sa production et sa consommation propres, sous le seul arbitrage du Marché, mais avec la sauvegarde d'une monnaie réelle et d'un Etat limité à son rôle normal de défenseur de l'ordre public et de l'intérêt national."
De telles convictions ne pouvaient que se nourrir de l'expérience quotidienne dans l 'industrie lainière, entre toutes dépendante des marchés du monde entier, tant pour sa matière première que pour ses débouchés. La vigueur des campagnes que mena ce jeune "cadre supérieur" lui valut l'appui des parlementaires encore libéraux de tradition; c'étaient essentiellement les Radicaux.
Or ces derniers devaient une grande partie de leur prépondérance électorale aux Loges maçonniques ; il fallut donc chez Pierre Lhoste-Lachaume un indéniable courage moral et intellectuel pour affirmer sa foi chrétienne en publiant Réalisme et Sérénité (Félix Alcan, 1936, 400 pages) véritable essai de philosophie sociale couvrant : la vie économique - la question sociale - la politique - l'amour - l'Homme dans le monde - la religion. La rédaction prit d'Avril 1934 à Août 1935. Il y écrit notamment que " Dieu ne se contente pas de donner au monde la portion d'existence qui lui est nécessaire à chaque instant. Il en organise le jeu intérieur par l'intermédiaire des lois naturelles (...) Tout Lui appartient, et ce que nous imaginons comme notre propriété n'est en réalité qu'un usufruit, dont nous aurons à rendre compte".
Et l'oeuvre se termine par la citation que voici de François MAURIAC :
"Nous ne prétendons pas être meilleurs. Nous n'accordons à personne le privilège de la pourriture. Nous sommes tous de pauvres humains, en proie aux mêmes convoitises. Mais nous croyons que le perfectionnement est possible autrement qu'en paroles.
"Le crime des crimes, c'est d'enfermer tout un peuple dans le bagne du matérialisme, c'est d'en verrouiller la porte. On avance plus ou moins sur cette route de l'évasion qu'est l'Idéal. Beaucoup ne font que quelques pas, se traînent, tombent, se relèvent; tout de même ils avancent un peu; ils connaissent la direction ; ils suivent, à des milliers de lieues, mais ils suivent les traces des saints".
Orateur clair et convaincu, doté d'une autorité naturelle que confortait sa rapide carrière, Pierre Lhoste-Lachaume se lia d'amitié avec des intellectuels soucieux de provoquer un renouveau du libéralisme, tels que Joseph Denais, Joseph Barthélemy, Daniel Villey, Marie-Thérèse Génin (Editions Médicis), et surtout Louis Rougier, organisateur à Paris d'un Colloque Walter Lippman qui les mit en contact actif avec le courant analogue dans les pays anglo-saxons. Ce fut la chance de ma vie, car P.L.L. était congénitalement fermé à toute langue autre que le français, alors que cette lacune correspondait à mon talent naturel. Je conterai plus tard les débuts de notre parcours commun ; l'essentiel était dans la concordance de la double option : économique et métaphysique. Il me faudra d'abord expliquer comment l'éducation familiale, scolaire, civique et la recherche du gagne-pain au cours des années trente, m'avaient préparé à ce confluent.
II. L’apprentissage du statut
N'est-il pas paradoxal de se prétendre libéral, et d'en entreprendre l'explication en évoquant l'idée de statut ? Le mot fait penser, sinon aux systèmes de castes, du moins aux "ordres" de l'Ancien Régime, où l'on naissait noble ou roturier, et c'était une infériorité dont on ne pouvait sortir que par un anoblissement ou par la cléricature. Remarquons cependant que si les droits civils et politiques sont devenus égaux pour tous les citoyens, nous les distinguons encore - grosso modo- en aristocrates, bourgeois et prolétaires. Depuis la fin de l'étalon-or, la catégorie des rentiers a disparu ; l'hypertrophie de l'Etat a créé celle des fonctionnaires ( à frontière perméable avec celle des politiciens). Le critère n'est plus "censitaire" comme au siècle dernier, tous les revenus étant devenus aléatoires du fait de l'inflation chronique; l'intellectuel même n'est plus "à part" car toutes les activités professionnelles exigent de moins en moins de dépense physique et de plus en plus d'apport cérébral. Enfin, tout le monde s'habille à peu près de même, la voiture et les vacances sont "vulgarisées", la publicité uniformise largement nos choix.
Alors, qu'est-ce donc qui nous différencie les uns des autres ? C'est notre comportement quotidien, notre façon de parler, nos rapports entre membres de la famille et avec les tiers. Or, à la base de ces habitudes - sociales au sens propre du mot - il y a l'image que chacun de nous se fait de lui-même., image inspirée, copiée ou inculquée par la vie au foyer, dès la naissance et au moins jusqu'à l'adolescence. C'est cette ambition, d'abord imitée puis intériorisée (en habitus disaient les scolastiques) que j'appelle le statut. Combien de fois me suis-je entendu dire par mes parents - et ai-je dit à mes enfants - "Tiens-toi comme il faut " et à l'occasion "Chez nous, cela ne se fait pas" ? En revanche, la suprême récompense de l'enfant "bien élevé" n'est-elle pas d'entendre dire " Il fait honneur à ses parents" ?
D'accord, mais direz-vous, qu'est-ce que cela à voir avec le libéralisme ? C'est que pour s'épargner les contraintes extérieures, il faut se choisir et s'imposer une auto-discipline, un idéal de soi-même encore plus exigeant. Et c'est l'échelle de ces objectifs de vie traduits en "performances" bénéfiques pour autrui, qui, dans une société libre, définit ses élites. Voilà le grand mot lâché, n'est-ce pas ? Vous êtes "élitiste"! Mon libéralisme, il est vrai, n'est pas initialement démocratique, mais aristocratique. Ce n'est pas par choix. La hiérarchie est tout simplement la nature des choses dans la vie des groupes, de la bande des galopins qui font la "fauche" dans les grands magasins, au Gouvernement d'une république représentative, ainsi qu'au laboratoire du savant et -Dieu me pardonne - jusqu'à l'Eglise de Rome ! Le statut dont je parle est le moteur psychologique fondamental d'une activité sociale fructueuse ; la démocratie ne peut en être que le frein de sûreté, le garde-fou contre les ambitieux. Hayek a fort bien vu cela; vous pourrez vous reporter à ce qu'il dit de l' isonomie.
Bien entendu, ce n'est pas cela que mes parents m'ont enseigné. A vrai dire, ils ne m'ont jamais fait de théorie, ils m'ont montré l'exemple et tapé sur les doigts quand j'étais en faute. Et j'ai un souvenir très net d'un incident prouvant que j'approuvais en conscience qu'ils me punissent. J'avais sans doute moins de cinq ans. La vétille commise m'est sortie de mémoire; je me rappelle simplement que Papa m'avait réprimandé pendant un repas, et que j'avais fondu en larmes ; sur quoi il m'envoya au coin en disant "tu reviendras à table quand tu auras fini de pleurer". Je me calmai assez vite, mais des sanglots me revenaient encore, auxquels je résistais de mon mieux. Mes bourreaux apitoyés demandèrent "Pourquoi ne reviens-tu pas à ta place ?" - "Parce qu'il vient" répondis-je ;" qu'est-ce qui vient? " -" le soupir !".
D'autres fois la faute était plus sérieuse et la sanction appuyée d'un raisonnement proprement moral. Par exemple, l'affaire du porte-monnaie. C'était vers le milieu de 1913, à Bruxelles ; mes parents avaient loué un appartement dans la vieille rue d'Assaut, qui grimpe vers l'imposante façade de Sainte-Gudule, la cathédrale. Une petite rue tranquille, parallèle à la grande rue d'Arenberg où passait le tramway, et débouchant rue du Fossé-aux-Loups, derrière le théatre royal de la Monnaie où mon père chantait. Juste en face il y avait une école primaire assez exiguë, où Maman m'avait inscrit, car elle pouvait surveiller ma sortie, du balconet de notre premier étage.
On m'avait équipé d'un cartable, et d'un plumier dont j'étais fier. Un jour, je rentre de l'école et Maman inspecte le contenu du cartable : elle en extrait un porte-monnaie ! "Où as-tu pris cela ? - Je l'ai trouvé par terre dans l'escalier de l'école ". (J'étais seul lors de cette trouvaille et l'avais joyeusement adopté ;mais Maman était fâchée, au contraire) :" Tu n'as pas le droit de le garder; ce porte-monnaie va peut-être manquer beaucoup à la personne qui l'a perdu; et si c'est un petit écolier, il va se faire gronder. Je vais le rapporter à la maîtresse. Mais toi, rappelle-toi que tu n'es pas seul au monde, il faut penser aux autres. Ne serais-tu pas bien content si tu avais perdu ton plumier et qu'on te le restitue ?" Tel fut mon premier contact avec les devoirs inhérents au droit de propriété.
Ce que ces tendres et vigilants parents m'ont effectivement enseigné, fut le respect d'autrui, dans sa personne et dans son travail - à commencer par les domestiques et les fournisseurs. Eux-mêmes n'étaient ni nobles, ni héritiers de quoi que ce soit, ni issus de familles connues. Mon père, ariégeois né à Marseille, avait perdu son propre père - cordonnier et gardien du cimetière Saint Pierre - emporté avant cinquante ans par une pneumonie, contractée en allant à l'endroit discret par mauvais temps. Il ne voyait à signaler dans son ascendance qu'un capitaine de louveterie, et un oncle qui avait organisé le ramassage du lait dans sa haute vallée; sa carrière s'enracinait dans la pastorale des santons, où sa marraine ( de la famille Prat, fabricants du vermouth Noilly) avait remarqué sa belle voix et lui avait payé des études de chant. Il parlait volontiers par proverbes, tels que "Nul bien sans peine", "Toute peine mérite salaire", "Le travail, c'est la prière"...
Quant à ma mère, ses ascendants avaient vécu entre Toulouse et Bordeaux; elle avait un oncle en Charente, qui produisait des melons et les lui faisait goûter avec une aiguille à tricoter. La tradition dominante de la famille était coloniale et voyageuse; un grand'père vendait en Espagne des mules qu'il convoyait depuis le Dauphiné; mais on parlait aussi d'un lointain arrière-cousin qui avait été jeté par-dessus bord par les esclaves noirs qu'il transportait d'Afrique en Amérique. Mon grand'père maternel, Alphonse Lassara, travaillait chez un marchand de tapis d'Orient, et mourut de "consomption" par la faute de poussières morbifiques, fréquentes alors dans ce genre de marchandises exotiques.
Marie-Hélène Lassara put néanmoins entrer au Conservatoire de Toulouse dans la classe de Camille Saint-Saens; elle y eut pour condisciple et amie la harpiste Lili Laskine. Elle rencontra Eric Audouin à Cannes, où ils chantaient tous deux "Les Huguenots" - d'où mon prénom de Raoul, comme le héros de cet opéra. Grande liseuse, aimant les conversations sérieuses à table, elle m'a appris la superficialité de bien des "gens du monde". Sa thèse générale était que les humains ( et particulièrement les artistes) se rendent malheureux en jalousant les dons et chances de ceux qui les dépassent, au lieu de s'attacher à développer les leurs.; d'autant que si la chance joue un grand rôle dans les réussites, elle est inconstante et les revers ne sont pas toujours mérités non plus.
En somme, une osmose à peine recherchée, me communiquait des traditions infuses dans les générations de gens de bonne volonté, depuis les moralistes antiques et chrétiens. Et qui ne contredisent en rien les principes libéraux concernant les structures économiques et sociales. En revanche, l'on ne parlait pas chez nous de la politique, ni des partis, ni des syndicats ; en chaire le dimanche, les prédicateurs n'en parlaient pas davantage, et nous n'étions pas assiégés par les "étranges lucarnes " de la télévision. Heureux temps - me semble-t-il rétrospectivement - où l'on pratiquait la sagesse sociale comme Monsieur Jourdain usait de la prose, sans le savoir.
III. Premiers pas dans le vaste monde
La Première Guerre Mondiale débuta le 4 Août 1914, les Allemands (on disait encore les Prussiens) violant la neutralité belge et fonçant sur Liège. L'état-major français n'avait pas imaginé la chose possible, et mes parents non plus : mon père qui chantait au Théâtre royal de la Monnaie avait installé maman, ma soeur et moi, avec Anna Fabbi notre "nourrice sèche" italienne, à Blankenberghe pour y passer nos vacances. Il était parti à la mobilisation, le premier août, rejoindre son poste dans l'artillerie marine, à Marseille.
Mon souvenir de garçonnet - je n'avais pas atteint sept ans - sur ce tournant tragique de l'Histoire n a rien de belliqueux : simplement, les beignets que les pâtissiers faisaient vendre sur la plage changèrent leur nom de "boules de Berlin" en "boules de Paris", puis disparurent. Les forts de Liège résistèrent vaillamment jusqu'en 16, et Joffre lança sur l'Alsace une attaque qui ne tourna court qu'après quelques jours de succès; mais maman décida promptement de ne pas retourner à Bruxelles, et de rentrer en France par la côte; en fait, nous avons pu prendre le dernier train pour Furnes ! J'ignore par où nous avons poursuivi jusqu'à Sainte Marthe; c'était alors une bourgade caillouteuse et ombragée, une banlieue aisée reliée à Marseille par un tramway à baladeuse, se tortillant entre des murs coiffés de menaçants tessons de bouteilles Nous y retrouvâmes ma grand'mère paternelle, Catherine Audouin (née Dupuis, à Lasserre près de Saint-Girons).
Là, ma mémoire fleure bon comme les souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol. Plus précisément, je sens d'ici le parfum de l'écorce de platane avec laquelle grand'mère allumait sa minuscule cuisinière, dans une chambre de premier étage donnant sur le Cours Galliéni; elle descendait le matin pour éplucher sur les troncs puissants l'odorant combustible, et acheter le pain et le lait...
Grand'mère avait dû être vraiment jolie, même lors de son veuvage prématuré: elle avait un profil romain très fin, une voix de soprano légère, et avait appris les bonnes manières comme femme de chambre chez les Gaber, propriétaires et dirigeants d'une importante huilerie marseillaise. Mon père assurait qu'ils avaient découvert la "cocose", l'ancêtre de nos margarines.; c'est chez eux qu'il avait été apprenti mécanicien. et gagné ses premiers salaires.
Elle m'expliqua un jour pourquoi elle ne s'était jamais remariée : un soir, prenant le serein devant sa porte, elle avait vu surgir deux hommes courant de toutes leurs forces, l'un poursuivant l'autre. Arrivé à sa hauteur, le poursuivant plus rapide avait planté un grand couteau dans le dos de son rival : c'était un drame de trahison conjugale; les cris de haine du meurtrier et de détresse de la victime lui restaient trop vifs à la mémoire pour se risquer dans une aventure d'amour. même du meilleur aloi ! En conséquence, elle s'était vouée à la piété et à une existence très frugale dans le célibat.
Selon toute vraisemblance je présume, faute de souvenirs antérieurs, que ce fut elle qui m'a enraciné dans mes convictions chrétiennes. Assurément mes parents m'avaient appris très tôt à dire le Pater et l'Ave Maria chaque soir à genoux devant mon lit, ils m'avaient envoyé au catéchisme, à la messe dominicale; mais eux-mêmes, s'ils restèrent toute leur vie vraiment croyants et ouvertement catholiques n'étaient pas "pratiquants"; cela n'eût pas cadré avec leur profession de gens de théâtre, que le clergé traditionnel tenait pour non fréquentables et suspects ( au point, jadis de leur refuser la sépulture religieuse) ! Ils m'ont sans le vouloir légué cette "distanciation" d'avec un certain rigorisme ecclésial.
En revanche, voici un fait tout simple et parfaitement net à ma mémoire, qui conforte mon hypothèse. A la saison des mûres, grand'mère pourvue d'une boîte à bonbons vide, où restait le décor de la marque "Au berger fidèle" m'emmena faire la cueillette dans des fourrés fructueux de Tour Sainte. A une heure de marche de chez elle, c'était un petit sanctuaire forestier, avec une maisonnette où vivait un prêtre à la retraite. Grand'mère aimait converser avec ce religieux savant et inlassablement accueillant.
La récolte de mûres terminée, elle me conduisit au saint homme et lui demanda de bénir son petit-fils.; ce à quoi il consentit avec un bon sourire. La paix frémissante de vie végétale, de bestioles et de souffles tièdes, la sympathie sereine et noble du vieil homme, me remplirent d'une joyeuse attente: celle du bienfait de son appel au divin; j'entendis la formule rituelle, et sentis avec bonheur son pouce tracer légèrement sur mon front le signe de croix. Ce fut pour moi comme le renouvellement, conscient cette fois, de mon baptême, et le point de départ de ma confiance absolue dans l'efficacité surnaturelle des sacrements de l'Eglise catholique.
La face temporelle de ma formation morale ne présenta aucun déclic du même genre. L'épopée nationale débutante fit naturellement que je fus aussi ardemment patriote que peut l'être un gamin de sept ans, à l'école communale de Saint-Marthe. D'autant plus qu’à la distribution des prix, papa chanta le Chant du Départ, Sambre-et-Meuse et Le Rêve passe..
Ce qu'avec le recul de huit décennies je puis identifier comme un formidable brassage social ne m'était pas perceptible. Comme je ne manquais de rien, je ne souffrais nullement de passer du confort luxueux de notre existence à Bruxelles, pour me retrouver dans une chétive classe de sixième avec une vingtaine de garçons aux allures rustiques et au langage cru (les filles avaient une classe et une cour de récréation à part ). Les pupitres étaient jumelés par deux; nous n'avions pas besoin de buvard : comme au grand siècle, l'on séchait l'encre avec la "poudre": en fait, la poussière que le mistral rassemblait aux angles du socle de nos sièges.
Je me souviens de mon voisin de droite parce qu'il avait des culottes de velours brun à grosses côtes, à forte odeur d'étable... Autre souvenir olfactif, mais celui-là agréable : au temps des cerises, nous en gardions précieusement les noyaux dans des boîtes de fer blanc (la mienne avait contenu de la Phosphatine Falières) Nous étions à tour de rôle le "marchand "qui disposait de petites pyramides de cinq noyaux, et le "client" qui les bombardait avec les siennes., acquises au marchand quand elles manquaient la cible. Une chansonnette accompagnait le jeu., auquel probablement aucun villageois ne joue plus en nos temps électroniques.
Quant au bouleversement entraîné par une guerre désormais "totale" (héritage de la levée en masse de la Grande Révolution), qui envoyait égalitairement "les hommes au front, les femmes à la charrue ou à l'usine", j'en eus seulement deux indices. Mon père nous raconta la surprise du médecin major reconnaissant, par le livret militaire du mobilisé debout devant lui dans la tenue spartiate d'un conseil de révision, le ténor déjà célèbre qu'il avait entendu quelques mois avant. Quant à ma mère, je la revois dans un atelier de couture, qu'elle avait organisé pour la confection de chemises de soldats ; les enfants pouvaient s'y rendre utiles en faisant de la charpie avec les chutes de tissu. Menus détails, qui pourtant m'enseignèrent que le monde ne s'arrête pas aux lambris des salons et au marbre des entrées bourgeoises.
Je prenais aussi conscience, vaguement, des inégalités sociales: mes parents étaient manifestement considérés, maman avait fait preuve d'initiative et d'autorité, on savait que mon père était un artiste renommé. Moi-même j'étais mieux vêtu et me tenais mieux que mes condisciples, j'étais plus poli avec les gens, je m'exprimais plus aisément. J'en étais fier, et je pris au sérieux la recommandation de ma grand'mère :" Tu dois montrer le bon exemple !". En somme, je comprenais que mes parents avaient un prestige dû à la dignité de leur comportement passé et permanent ; et je souhaitais partager ce que j'ai appelé tout à l'heure leur "statut".- sans pour autant mépriser ceux qui n'avaient pas la même chance. N'était-ce pas, d'instinct, adopter l'individualisme responsable de l'éthique libérale ?
IV. Unis pour la Patrie
Dans l'avant-propos de cet itinéraire psychologique, j'ai esquissé ce qu'était notre vie à Orléans lorsque mon père fut affecté aux ateliers des Aubrais. A Sainte Marthe, j'avais bien terminé l'année scolaire à fin Juillet 1915, avec un prix de lecture (j'étais moins brillant en arithmétique - déjà !). A Orléans, on me mit à l'école que tenaient les Frères des Ecoles Chrétiennes, rue du Boeuf-Saint-Paterne où, d'emblée, j'abordai le latin par le De Viris lllustribus Urbis Romae. J'en ai gardé le goût des étymologies, qui souvent éclairent en profondeur les implications d'un terme, banal ou savant.
En vertu des lois républicaines, les membres de "congrégations" ne pouvaient enseigner - et pour s'y conformer au moins littéralement, mes professeurs renonçaient à leur tenue vestimentaire comportant un manteau jeté sur les épaules, qui leur valait le sobriquet de "frères quatre-bras"; et on les appelait Monsieur, au lieu de "Cher Frère". Dans la très catholique Orléans jadis délivrée des Anglais par Jeanne d'Arc, ce compromis avec les règles de "civilité puérile et honnête" avait suffi à désarmer la susceptibilité des fonctionnaires partisans du "petit père Combes". Cela n' empêchait pas Monsieur le Directeur de veiller strictement à la présence des élèves à la messe et aux vêpres. L'on y avait terriblement froid aux pieds - mais nous ne plaignions pas, sachant que dans les tranchées les "poilus" les avaient parfois gelés si gravement, que la gangrène nécessitait des amputations.
En effet, un beau côté du cataclysme historique fut de susciter chez les Français de toutes appartenances, un sentiment sincère et actif de solidarité - mieux, de fraternité - dans la volonté de vaincre l'envahisseur. "Ils ne passeront pas !" Salus Populi suprema lex : comme dans la Cité antique le choix était entre la cohésion sans faille, ou l'esclavage; pour les monarchistes, comme pour les bonapartistes, comme pour les républicains. Le vainqueur ne ferait pas de distinction... D'ailleurs, les aumôniers allaient aux tranchées comme brancardiers; et au cimetière le rabbin priait comme le pasteur et le prêtre., pour leurs fidèles et pour les incroyants. L'anticléricalisme faiblit d'autant, au bénéfice de la tolérance - vertu libérale !
Les héros antiques prirent à mes yeux une actualité vivante - de Mucius Scaevola qui se rôtit une main pour se punir de je ne sais plus quel échec, jusqu'à Caton l'Ancien qui ne cessait de réclamer la destruction de Carthage, et Scipion l'Africain qui y parvint: c'étaient des précurseurs de nos as, les Garros, Fonck ou Guynemer. Et mes vacances au Chêneteau me révélaient les personnages exemplaires de notre littérature classique car - par une chance extraordinaire - je trouvai dans une petite vitrine grillagée une vingtaine de livres reliés de cuir, doré au petit fer : la bibliothèque du noble propriétaire de cette "folie": une Histoire romaine, des ouvrages de piété, et Corneille, Racine, Boileau et La Bruyère ! Ce trésor n'avait pas intéressé le fermier auquel il échut comme dépouille d'un émigré en 1793, et n'avait pas encore été déniché par un antiquaire (il l'a été depuis, hélas).
Rien de surprenant donc, si une telle nourriture intellectuelle renforça mes aspirations (élitistes) à l'excellence ; le système éducatif des Chers Frères allait dans le même sens : chaque semaine, au vu des cahiers de devoirs à la maison et des notes de récitation, le professeur (Monsieur Willmar, dont un parent possédait la plus belle propriété de Chaingy) attribuait aux deux meilleurs "carnets" une première et deuxième croix d'argent, que l'on portait au cou jusqu'au Samedi suivant. J'avais souvent l'une ou l'autre, et mes parents surveillaient le carnet, sans grands commentaires, ni compliments ("Tu n'as fait que ton devoir"!). Eux-mêmes, en revenant du Midi, avaient retrouvé leur rang social exceptionnel (les artistes, généralement roturiers, étaient très aimablement accueillis dans les grandes familles nobles, d'épée ou de robe, encore possessionnées sur les bords de la Loire). Et lorsqu'ils recevaient des invités, à l'atelier de chant, je devais en faire le tour avec courbettes et confusion bien dosée...
Cependant, ma jugeotte se développait aussi, et j'apprenais avec une vraie compassion, les malheurs qui atteignaient certains de mes condisciples - des blessés, des disparus, des morts au combat. L'héroïsme ne me faisait pas méconnaître ce qu'il coûte de deuils et de souffrances. L'égalité des destinées, et même la promotion assurée du mérite, me parurent un idéal bien improbable; je me rappelais la parole de l'Evangile "en ce jour-là, deux femmes seront à moudre ensemble, l'une sera prise et l'autre laissée”. (Luc, 17, 35)
Mon oncle Georges Lassara avait été nommé sous-lieutenant pour un fait d'armes - sergent d'infanterie coloniale, il avait tenu cinq jours avec ses camarades, en quelques trous d'obus isolés entre les lignes lors d'une attaque allemande, en Champagne. Il tempérait ma chaleureuse admiration en me disant qu'il ne l'avait pas fait exprès, et simplement assumé le commandement du fait de la mort des officiers à sa droite et à sa gauche. Et il ajoutait que l'odeur des cadavres, l' ordure, et le manque d'eau à boire enlevaient toute auréole de gloire à ce genre de situation. Il saisit d'ailleurs une occasion d'entrer dans l'aviation de l'armée d'Orient, engagée dans l'impasse des Dardanelles - plutôt que de remonter en ligne du côté de Verdun.
Plus prosaïquement, je me rendais compte d'un changement étrange dans les préoccupations des "gens de l'arrière". L' on s'était habitué au grondement lointain du canon, vers l'est et le nord-est ; parfois il s'intensifiait, et le communiqué officiel nous confirmait qu'il y avait eu une attaque allemande, ou française. Mais lorsque les dames étaient ensemble, elles disaient "on ne peut plus se faire servir" (les "femmes en cheveux" travaillaient en usine et touchaient des salaires ) ; surtout, elles se plaignaient de la hausse continuelle des prix; et l'imputaient aux "mercantis". Même les commerçants que l'on connaissait depuis longtemps étaient suspects. Personne ne comprenait rien à ce que plus tard on appela l'inflation.
Un soir, rentrant de l'école, je dis à ma chère maman, avec un air sévère: " Cet après-midi, au catéchisme j'ai entendu que Saint Paul écrivit aux gens de Salonique " si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus" ; je trouve que c'est juste et que les mercantis doivent être punis car ils s'enrichissent sans travailler". Elle m'a répondu: "A ton âge il ne faut pas prendre ce ton doctoral, on se rend ridicule ; demande au maître qu'il t'explique dans quelles circonstances l'apôtre a écrit cela, parce que je te le demande : toi, ne manges-tu pas ? - Si, mais je travaille - Eh bien va donc chez l'épicier demander du chocolat en échange de ton cahier de devoirs. Pour gagner ta vie, il faudra que tu saches fournir à d'autres, quelque chose qu'ils désirent. Papa et moi ne fabriquons rien, mais quand nous chantons, nous procurons aux spectateurs un plaisir artistique qu'ils paient volontiers au directeur du théâtre qui nous emploie. En attendant, va apprendre tes leçons." Elle venait de m'enseigner le premier fondement de l'économie politique, en même temps que la modestie qui sied à un aussi mince personnage.
A cette époque, Orléans était une plaque tournante importante dans la circulation des troupes tant françaises qu'' alliées. Je vis ainsi passer non seulement des Belges, des Anglais, puis des Américains (fort acclamés), et même des Portugais ; mais surtout des tirailleurs venus de divers points du monde: notamment Algériens, Sénégalais, Malgaches, et Annamites. Ce souvenir me fut aussi - longtemps après - une leçon fondamentale : que la couleur de la peau et les particularités de culture n'empêchent pas les hommes de servir ensemble un projet commun ; autrement dit, de former au moyen de lois communes une société politique.. Nous Français, sommes un mélange de plusieurs peuples anciens, et ce sont les circonstances mouvantes de l'Histoire - et non une supériorité "raciale" - qui avaient fait de notre nation l'élément directeur de ce qui était alors notre "empire".
V. Les années fastes
A dix jours de mes onze ans, l'Armistice du 11 Novembre 1918 m'apparut comme un déferlement d'allégresse collective qui ne pourrait jamais plus être vécue de nouveau : c'était la fin de la "der des der", et elle s'achevait sur le triomphe du droit. La fierté d'être un fils de la grande nation victorieuse écartait de mon jeune esprit toute appréhension sur l'avenir : il s'ouvrait large et radieux, sur le retour à la situation enviable qu'avaient avant quatorze mes parents. De fait, mon père bientôt démobilisé partit reprendre ses représentations à la Monnaie de Bruxelles, et nous le rejoignimes peu après.
Un premier choc m'attendait dès le départ de Paris par l'un des premiers trains vers la Belgique : la zone des combats commençait dès Compiègne - que je n'imaginais pas si près ( je n'ignorais pas, pourtant, que la Grosse Bertha avait pu lancer des obus de 420 sur la capitale). Au delà, on avançait lentement et quand on s'arrêta à Saint-Quentin, je ne vis, avec stupeur, qu'un immense champ de ruines.( les journaux ne publiaient pas pendant les hostilités de photos qui auraient pu démoraliser "l'arrière"). 0r je savais que ce que nous traversions s'étendait à droite et à gauche jusqu'à l'Alsace et jusqu'' au Pas-de-Calais ! Combien de jeunes hommes ensevelis dans ces paysages éventrés, et parmi nous désormais combien de mutilés, de veuves et d'orphelins ! Comme a redit dernièrement, hélas, Jean-Paul II, "plus jamais la guerre !". Un voeu presque aussi ancien que le péché originel...
On se rassurait en disant "l'Allemagne paiera". Et j'oubliai volontiers ces images en arrivant à notre nouveau domicile dans la rue Belliard ( du nom d'un général français qui en 1830 avait aidé les Belges à se séparer du royaume des Pays-Bas créé pour le prince d'Orange, en 1815, par les vainqueurs de Napoléon). Parallèle à la rue de la Loi sur laquelle s'ouvrent le Parlement et des Administrations, notre belle rue bourgeoise relie le Parc du Palais-Royal à celui du Cinquantenaire, que dominent d'amples arcades en arc-de-cercle et le Musée des antiquités. L'hôtel particulier de trois étages (avec cuisine-cave à demi-enterrée), était éclairé à l'électricité - je n'avais encore jamais vu un "commutateur" ni des ampoules à incandescence !
De ma petite école orléanaise je passai au magnifique Collège Saint-Michel, fief de la Compagnie de Jésus, par lequel passent tous les fils de la bonne société bruxelloise. Et en lieu et place de mes "frères quatre-bras " quasi-clandestins, j'avais pour professeurs un choix de Pères Jésuites, appointés par l'Etat comme ses fonctionnaires, guides spirituels de tout ce qui exerce une influence dans le Parti Catholique ( aujourd'hui chrétien-social).
L'état d'esprit des Belges (en dehors de la région minière et métallurgique où se recrutent les partis socialiste et libéral) était, en 1919, très différent aussi du climat politique en France, du fait de la longue occupation allemande, presque totale dès le début de l'invasion : celle-ci n'avait été stoppée que par l'initiative des éclusiers de Dixmude, qui inondèrent la basse vallée de l'Yser. Sur ce lambeau de territoire, l'héroïque fidélité d'Albert Ier, et de la reine Elisabeth, à leur devoir de souverains ( alors qu'ils étaient tous deux de famille princière allemande) avait galvanisé la résistance ; Le cardinal Mercier, archevêque de Malines, et le Bourgmestre de Bruxelles Adolphe Max ne furent pas moins exemplaires, et les institutions de monarchie parlementaire s'en trouvèrent consolidées par l'admiration affectueuse de la population.
Celle-ci, et celle de nos régions occupées, souffrirent beaucoup plus durement de la disette d'aliments, et de moyens de chauffage, que mes concitoyens de "l'arrière". J'appris plus tard (par mon épouse d'origine flamande) la rigueur des réquisitions allemandes, fouillant les maisons pour emporter même le cuivre des poignées de porte et la laine des matelas. Le savon - si précieux pour les ménagères d'outre-Quiévrain - était si rare que ceux qui trouvèrent le moyen d'en fabriquer s'enrichirent considérablement (d'où le sobriquet de "baron Zeep" attaché à ces parvenus dans l'immédiat après-guerre).
Je fus très séduit par l'attitude farouchement indépendante de ce peuple, et me régalai de lire les Aventures de Thyl Uilenspiegel jouant des tours aux Espagnols de Philippe II et du Duc d'Albe. Je compris aussi que la personnalisation du patriotisme à travers l'estime d'une famille royale, était un atout que notre République n'avait malheureusement pas dans son jeu. Cependant, ces questions constitutionnelles n'étaient pas à mon programme ; ce qui, au Collège Saint Michel, compta le plus pour moi fut l'excellente préparation de la Communion solennelle et de la Confirmation. J'y apportai une ferveur sincère qui fut remarquée par les Pères, très attentifs aux possibilités de recrutement. Mais là, il fut vite apparent que l'obéissance "perinde ac cadaver" des disciples de Saint Ignace n'était pas ma vertu dominante, ni compatible avec la moralité individualiste dont mes parents me donnaient l'exemple. En France, les Jésuites avaient une fâcheuse réputation en matière de surveillance policière et d'influence occulte.
L'occasion de la rupture vint de la "question linguistique": mon père souhaitait que j'aie un peu de temps libre pour apprendre l'escrime (lui-même était un bon épéiste) et en voyait l'occasion en me faisant dispenser des cours de flamand. Durant ma première année au Collège, le professeur principal de ma classe était un jésuite français, le Père Lespinasse, qui accéda à cette demande, d'autant que j'étais un bon élève. Mais l'année suivante, mes notes chutèrent verticalement, peut-être parce que le Père Hébrant, mon nouveau professeur, essaya à mon égard une méthode de "dressage"( j'avais commis la bévue de l'appeler "Monsieur"comme j'en avais l'habitude à Orléans, au lieu de "Père"); ou comme sanction de notre refus de suivre les cours de flamand - explication plausible par le fait qu'il était "flamingant", c'est-à-dire défendait les Flamands culturellement défavorisés ( le français seul était la langue administrative et militaire.) Mes parents tentèrent de m'inscrire dans l'autre Collège jésuite, dans les Ardennes ( pays wallon, francophone), mais "il n'y avait plus de place en cours d'année".
C'est ce qui me valut la bonne fortune d'entrer à l'Ecole Française de Bruxelles, financée par notre Chambre de Commerce, dans un bâtiment qui avait servi d'hôtel, sur le boulevard Poincaré, proche de la Gare du Midi. Les professeurs étaient détachés par l'Education nationale sur leur demande, pour y enseigner un certain temps; j'eus ainsi pour prof. de mathématiques, Monsieur Cailly, dont l'épouse nous enseignait la botanique ; tous deux repartirent plus tard dans la région de Grenoble, lui comme directeur. Avec une petite dizaine de jeunes français, nous eûmes la plus intéressante formation au bachot que l'on puisse rêver.
Mais l'être le plus extraordinaire de cette institution hors du commun, c'était son Directeur, Monsieur Guinet, l'incarnation du franc-maçon de la IIIème République :portant barbe entière, gilet de velours avec breloque triangulaire au gousset, et marchant avec les pieds en équerre ! Au demeurant, aussi remarquable au plan intellectuel et moral : d'une large érudition, sachant écouter autant que bien discourir, et parfaitement respectueux des opinions politiques et convictions religieuses d'autrui; notamment des rares chrétiens comme moi, qui alors n'étaient pas honteux de le rester. Plus tard, s'étant marié (avec une institutrice charmante) il abandonna son décor vestimentaire et pileux, mais resta un modèle de tolérance intelligente... et d'autorité paisible sur ses écoliers.
Le professeur qui nous avait le plus séduit, fut un lorrain dont le nom m'échappe, mais qui nous fit admirer L' Incorruptible Maximilien Robespierre et Lazare Carnot, l'Organisateur de la victoire ; nous nous saluions à la républicaine d'un "salut, citoyen!". Mais je m'en détachai après le Neuf Thermidor, m'enthousiasmai pour Bonaparte premier consul parce qu'il avait réconcilié les Français, et Napoléon pour les Codes et pour la création de la Banque de France. Trop de puissance et trop de victoires l'ont perdu, et nos "frontières naturelles" avec lui...
VI. Les pots cassés
Pendant sept ou huit ans, l'école de chant et de mise en scène de mes parents prospéra, mais les élèves étaient le plus souvent des gens aisés qui voulaient chanter pour leur plaisir; et aucun n'en fit sa profession. Cela inquiétait mon père qui savait bien qu'à quarante-cinq ans, le lustre est passé de la meilleure vedette (or il était né à la fin de 1881). En fait, la guerre avait amputé de cinq années ce qui eût été l'apogée de sa carrière; il souhaitait la couronner par l'engagement à l'Opéra de Paris; et quand l'occasion s'en offrit en 1927, il la saisit sans hésiter.
En préparant notre départ, mes parents apprirent que l'agent de change auquel ils confiaient leurs économies, était insolvable ! Nous étions totalement ignorants des questions de finance, et cet homme jusqu'alors irréprochable, avait risqué son argent et celui de ses clients dans le tourbillon de spéculation qui sévissait aux Etats-Unis. Il se suicida quand il reçut la demande de remboursement de mes parents.
C'était, à notre niveau, le premier ressac des tempêtes qui allaient mettre fin aux "années folles", résultat catastrophique de la paralysie du système monétaire libéral, fondé sur la convertibilité de toutes les monnaies en or. Le métal précieux, réparti spontanément par le commerce au cours du XIXème siècle, se trouvait depuis 1918 concentré dans les pays d'Amérique qui avaient vendu aliments et matières premières aux belligérants Le président des Etats-Unis, Hoover et ses conseillers pensèrent au contraire que désormais ils étaient en mesure de supprimer les oscillations fâcheuses des marchés et d'établir une "prospérité perpétuelle"…
Eric Audouin fut cinq ans titulaire à l'Opéra des rôles de ténor, notamment dans Hérodiade, Samson et Dalila, et Werther. Mais sa spécialité avait été l'oeuvre entière de Wagner - et là, à son grand dépit, la Direction lui préféra Georges Thil, plus jeune d'une bonne vingtaine de printemps ; il en faisait quand même les répétitions, pour pouvoir remplacer au pied levé son rival. Quand leçons et représentations eurent regarni les disponibilités de son ménage, il décida de se retirer dans son midi natal, plutôt que de servir en second, fût-ce à l'Académie Nationale de Musique !
Il acheta à Saint Raphaël un magasin de poteries provençales, pour en étendre l'activité vers les objets anciens. A cette époque, la Côte d'Azur avait attiré nombre d'Anglaises retraitées, dont les pensions en livres sterling avaient été remontées à la parité en dollars d'avant-guerre, ce qui leur donnait en Provence un pouvoir d'achat bien supérieur à ce qu’elles avaient dans l'humide Royaume-Uni.
Cet avantage disparaissant lorsque le Franc Poincaré devint (provisoirement) une monnaie-refuge, la clientèle britannique s'en alla. Le commerce de mes parents périclita, et pour les aider je trouvai du travail au Crédit Lyonnais au guichet des changes ; j'étais en effet bien entraîné à parler anglais, mes parents m'ayant, au temps de Bruxelles, confié deux mois aux parents d'une de leurs élèves, habitant au coeur du Pays de Galles, où personne n'entendait le français. C'est ainsi que j'ai appris "sur le tas" les manifestations et les retentissements de la tourmente monétaire déclenchée à la Bourse de New York le 24 octobre 1929.
Dix jours exactement avant le Krach, j' épousai la jeune fille avec qui j'avais, quand nous avions dix-sept ans, échangé la promesse (tout à fait secrète) de nous marier plus tard, prenant à témoin Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, dans sa petite chapelle bruxelloise de la Montagne-du-parc. La meilleure chose que j'aie faite en ma vie, et qui m'a donné du bonheur pendant de six décennies - plus trois bons enfants.
Il n'empêche que dans l'immédiat, j'abordais une ère de tracas - de santé, d'études, de ressources- où l'aide la plus précieuse me vint des mes beaux-parents qui nous hébergèrent une bonne partie de ce temps-là.( je fus trop heur eux de le leur rendre à la fin de l'occupation, quand un médecin sans scrupule les dépouilla de leurs derniers sous.).
Deux fois ajourné pour raisons de santé, je ne fis mon service militaire qu'en 1932 - 1933. J'y eus pour camarade et ami, au peloton des gradés, un orphelin de guerre élevé par sa grand-mère qui avait maintenu ouverte la petite cartonnerie Blanquart, de Roubaix. Je l'aidais à tenir son cahier de croquis, et il m'invita chez son aïeule ; c'est par sa tante, femme de chambre chez les Lefebvre - Prouvost (filatures et tissage) que, quelques années plus tard, j'entrai en contact avec Pierre-Lhoste-Lachaume, à la recherche d'un étudiant en économie politique...
Cette longue période d 'efforts besogneux n'avait pas aidé mes études, mais l'impossibilité de suivre des cours en faculté eut un côté extrêmement bénéfique : à savoir que ma formation ne subit en rien l'influence des doctrines de Keynes : j'étudiais dans les livres parus avant, écrits par des libéraux disciples des Adam Smith, Jean-Baptiste Say, de Tocqueville et Bastiat; des universitaires solides comme Charles Gide, Charles Rist, et Georges Ripert. Exactement ce qui convenait à un industriel en lutte contre le dirigisme.
Des gens qui ne croient pas à la Providence, ne peuvent croire non plus ce que je vous ai raconté.. Je vous jure que c'est pure et simple vérité.
Raoul Audouin
29 mai 1995